Alors, elle traîna près de la fenêtre sa petite table, mit la lampe allumée sur la table, et écarta même les rideaux de mousseline afin que le signal fût bien visible et sa volonté parfaitement claire pour Biribi.
Sur la table, ensuite, elle plaça un papier bien en vue; il portait ces mots:
– Rue Letort. Dans le galetas. Sous la caisse.
C’était l’indication de la cachette où Biribi devait trouver les cinquante mille francs, prix de l’assassinat de Lise.
– Voilà, murmura-t-elle. C’est fait. Cette nuit, tout sera fini!…
Elle s’habilla pour sortir, c’est-à-dire qu’elle jeta sur ses épaules un manteau de drap noir et mit sur sa tête ce chapeau à long crêpe de deuil qu’elle portait d’habitude. Dans la poche de sa robe, elle avait placé son revolver, et, sous son manteau, dans une sorte de gaine intérieure adaptée à l’étoffe, il y avait un bon poignard court et acéré…
Alors elle descendit et trouva Tricot dans la salle de cabaret.
– Renvoie tout ce monde, dit-elle, et ferme tout.
Tricot tressaillit, comprenant que des choses graves allaient se passer. Dix minutes plus tard, malgré leurs protestations, les clients ordinaires étaient dehors, et Tricot poussait les volets, verrouillait la porte. Alors, il revint s’asseoir près de La Veuve.
Il me faut deux autos cette nuit, dit celle-ci. Celle de Biribi, l’autre pour moi. Celle de Biribi devra être prête à filer vers minuit et demi, la mienne vers deux heures. Celle de Biribi reviendra. La mienne ne reviendra pas.
Tricot écoutait avec une attention profonde.
La Veuve tira de dessous son manteau un paquet roulé dans un journal. Elle défit le paquet: il contenait vingt mille francs en billets de banque.
– Tricot, dit-elle, voici les dix mille francs que je t’ai promis. Voici en outre dix mille francs pour l’auto qui ne reviendra pas. Il faudra donner à Biribi un coup de main pour y installer solidement la petite qu’il doit m’amener.
– Bon. Et qui conduira votre auto?
– Ne t’inquiète pas, j’aurai quelqu’un avec moi.
– Bon. Est-ce tout?
– Lorsque Biribi reviendra ici, cette nuit, ajouta La Veuve, il est possible qu’il ait besoin d’entrer dans ma chambre… je lui aurai peut-être donné quelques commissions, en le quittant…
– Bon, bon, ça ne me regarde pas…
La Veuve se leva et se rendit à la chambre qui servait de prison à Lise. Elle la trouva tout habillée du costume qu’elle lui avait apporté.
– Vous ne dormez donc pas? dit-elle.
Lise secoua la tête et joignit les mains.
– Madame… est-ce pour bientôt, dites!… oh! dites! Si vous saviez ce que je souffre…
– C’est pour cette nuit, dit La Veuve, tandis que Lise étouffait un cri de joie. Je venais vous dire de ne pas vous coucher, de ne pas vous endormir. Écoutez vers minuit et demi on vous ouvrira, vous monterez dans une automobile qui vous attendra et vous conduira avenue de Villiers où… vous êtes attendue…
– Oh! madame! comment vous remercier! murmura Lise qui se prit à pleurer.
– Vous me remercierez demain matin. Courage… Demain matin, vos peines seront finies…
Et La Veuve sortit rapidement. Car elle était à bout de forces. Elle n’avait pas le tempérament de comédienne, et il lui fallait un effort considérable pour ne pas laisser éclater sa haine.
Elle traversa les deux cours et sortit par la porte cochère que Tricot lui ouvrit. Quelques instants plus tard, elle était en route…
En route pour l’hôtel d’Anguerrand!…
LXIX LES DERNIÈRES PAROLES DU BARON HUBERT
Jeanne Mareil, après avoir donné ses derniers ordres à Tricot et pris le dispositif de combat qu’on a vu, s’était mise en route vers la rive gauche.
Elle marcha sur l’hôtel d’Anguerrand. Son cœur ne battait pas. Une formidable résolution pétrifiait ses traits durs. Un sculpteur comme Rodin n’eût pas voulu d’autre modèle pour figurer la haine en marche vers le crime.
Lorsqu’elle atteignit le grand portail, il y eut pourtant sur cette morne physionomie un éclair de joie terrible: le portail était entr’ouvert. Hubert d’Anguerrand avait bien reçu le papier attaché à la balle de revolver que le petit garçon pâtissier avait jetée par-dessus le mur!
Elle se glissa à l’intérieur, et aussitôt la porte se referma…
Dans la cour de l’hôtel, La Veuve, tout de suite, avait vu la haute stature du baron d’Anguerrand. Tout de suite, elle l’avait reconnu. Et elle avait frémi de l’effort qu’elle faisait pour se contenir.
Une minute, ils demeurèrent silencieux, dans cette cour, dans cette nuit, pareils à des spectres qui cherchent à reconnaître leurs intentions. Hubert poussa un profond soupir, et dit douloureusement:
– Venez… je vous attendais…
Il monta lentement. La Veuve montait derrière lui, et toute son énergie, à ce moment, elle l’employait à dompter la joie furieuse qui se déchaînait en elle, à refréner la tentation violente qui lui venait de le frapper tout de suite. Mais Jeanne Mareil eût cru sa vengeance incomplète si elle n’avait parlé. Ainsi, aux heures les plus tragiques, la femme demeure femme; il faut qu’elle parle. Il faut que l’acte s’enveloppe de poésie, dût cette poésie compromettre l’acte. Il faut qu’elle décharge son cœur, dût-elle se mettre en péril…
Hubert entra dans ce cabinet, dont la fenêtre donnait sur la rue. Il tira les rideaux, afin qu’on ne vît pas la lumière du dehors. Il poussa un fauteuil près de la cheminée, et dit, toujours doucement:
– Asseyez-vous, Jeanne.
Elle obéit. Et lui-même s’assit en face d’elle.
Il allait parler… il allait dire… oui, cela lui semblait le seul mot possible à ce moment:
– Jeanne, je vous ai fait beaucoup de mal… mais peut-être me pardonnerez-vous si c’est moi qui vous ramène votre fille…
Il allait dire cela!
À ce moment, La Veuve parla. Et elle disait:
– Monsieur le baron, je suis venue pour vous donner des nouvelles de toute votre famille, les deux fils et la fille.
Hubert eut un long tressaillement.
Tout de suite, il comprit que des choses terribles allaient se passer.
Il se leva, et alla à un secrétaire qu’il ouvrit. La Veuve le regardait faire sans curiosité. Hubert, d’un tiroir, sortit la lettre qu’une nuit il avait écrite pour Jeanne Mareil – lettre dans laquelle il lui disait que Lise était la fille de Jeanne, et qu’il dotait cette enfant.
Il posa la lettre sur la cheminée, reprit sa place, et dit sourdement:
– Parlez, maintenant!…
Et La Veuve, d’une voix lente, comme si elle eût espéré que chaque mot s’enfoncerait dans le cœur d’Hubert comme un coup de couteau, parla sans colère ni haine apparente, avec une formidable tranquillité.
– Il est inutile, monsieur le baron d’Anguerrand, de vous rappeler ce que vous avez fait: ma mère morte en proférant contre vous et aussi contre moi une malédiction dont il est juste que nous portions le poids… mes enfants morts (Hubert tressaillit, son bras se leva vers la lettre, mais retomba pesamment); quant à moi, je n’en parle pas. Vous m’avez regardée longuement tout à l’heure, et vous avez vu ce que vous avez fait de moi. Vous m’avez poussée dans un enfer où ce qu’il pouvait y avoir de bon, de généreux, de vivant en moi, s’est brûlé lentement… Ce furent des années de supplice… Figurez-vous, monsieur le baron, que dans votre poitrine vivante, vous sentez mourir et se dessécher votre cœur… figurez-vous que, vivant vous portez en vous ce cœur mort, et vous aurez une idée des angoisses, des douleurs, des épouvantes que j’ai subies…
– Jeanne!… Jeanne!… balbutia Hubert livide, je puis d’un mot, d’un seul mot…
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