– Rien! interrompit La Veuve. Vous ne pouvez rien. Dieu même, Dieu auquel je crois, Dieu qui m’a tirée de l’enfer où vous m’avez jetée, qui m’a prise par la main et m’a mise sur votre route, Dieu serait impuissant à effacer le passé… Taisez-vous… Je suis ici pour dire ce qu’il est juste que vous entendiez… Et il est juste que ce soit moi et non une autre qui vous affirme ce qui se passe…
– Ce qui se passe? murmura le baron en essuyant son front ruisselant.
– Sans doute. Vous pensez bien que si je suis venue, pour cela… Le passé, c’est inutile! Laissons-le s’enfoncer dans les ombres qui conviennent à la honte, à la douleur et au crime! Mais le présent, Hubert, le présent! Voilà ce qu’il est utile que vous sachiez.
Elle se penchait à demi sur son fauteuil, le touchait presque, et le tenait sous son regard de flamme…
– J’avais une famille, reprit-elle. N’en parlons pas!… Mais, vous aussi, vous aviez deux fils et une fille… Je ne me trompe pas, n’est-ce pas? Les deux fils s’appelaient l’un Edmond, l’autre Gérard; la fille s’appelait Valentine ou Lise…
Une secousse ébranla le baron. Il fut sur le point de hurler:
– Lise! Lise! mais c’est ta fille, à toi!…
Mais déjà La Veuve en avait trop dit. Le baron voulait savoir, maintenant. Des pensées de terreur évoluaient lourdement dans son esprit. Et, malgré ses efforts, malgré ses remords, il sentait aussi une sorte de fureur se réveiller en lui. Les instincts de violence qui l’avaient dominé dans sa jeunesse reprenaient leur force.
– Procédons avec ordre, continua La Veuve dont le visage se convulsait, dont la voix devenait rauque. Edmond… Celui-là, le diable seul sait où il se trouve, et je le regrette… oh! pas pour vous, pour moi!… Passons!… Parlons de Gérard… Où est Gérard, monsieur le baron? Où est votre fils Gérard? C’est-à-dire votre fils Charlot, voleur, assassin, depuis longtemps traqué par la police? Vous ne savez pas?… Il est au château de Prospoder!… Mais il n’y est pas seul! À l’heure qu’il est, le chef de la Sûreté doit être arrivé là-bas! À l’heure qu’il est, les agents ont mis la main au collet de Charlot, c’est-à-dire de Gérard d’Anguerrand!… Qu’est-ce que cela signifie? Cela veut dire: votre illustre nom traîne à la cour d’assises! cela veut dire que j’espère vivre assez pour voir comment un d’Anguerrand sait mourir sous le couteau de la guillotine! Et tout cela, grâce à moi! Moi qui ai suivi pas à pas votre Gérard! Moi qui l’ai dénoncé! Moi qui ai lancé la police à Prospoder! Moi qui déshonore à jamais votre nom et le jette dans une boue sanglante! Voilà ce que j’ai fait!…
Stupide d’horreur, écrasé dans son fauteuil, le baron d’Anguerrand considérait avec une indicible épouvante La Veuve, qui s’était levée et se penchait sur lui.
Elle avait écarté son voile de son visage.
Elle apparaissait, fulgurante de haine satisfaite, comme la personnification de la Vengeance.
– Vous avez fait cela? bégaya le baron dans un effort inutile pour se redresser, car, déjà, il sentait sa tête s’embarrasser et s’alourdir sous les afflux de sang.
– J’ai fait bien mieux! rugit sourdement La Veuve. Le fils, c’est bien! Le fils à l’échafaud!… Mais la fille! la fille, Hubert! ta Valentine! ta Lise adorée!…
Un hurlement s’échappa des lèvres du baron. Il essaya de saisir la lettre destinée à Jeanne Mareil, et n’y put parvenir; l’apoplexie déjà le terrassait…
– Sais-tu ce que j’en ai fait? À l’heure qu’il est, oui, à cette heure bénie où je puis enfin te cracher ma haine au visage, un monstre, un escarpe de la plus vile espèce, un hideux bandit s’est emparé d’elle. Il la tient! il l’emporte! Elle se débat en vain dans la nuit! Je connais mon homme! je lui ai laissé le temps de rester deux heures avec elle!… Ce qu’il en fera, tu le devines! C’est ce que tu as voulu faire de moi!… Et quand elle sera souillée, à demi morte de honte et de terreur, un coup de couteau va l’achever!… Dans deux heures, les eaux du canal se refermeront sur le cadavre et la honte de Lise d’Anguerrand!… Et toi!… toi qui souffres comme un damné, toi qui râles, toi, tu vas mourir, sachant que, dans l’heure même où tu meurs, on arrête ton fils pour le mener à l’échafaud, on saisit ta fille pour la traîner au canal… Tiens, meurs, meurs de ma main, comme toute ta famille maudite!
L’éclair du poignard jeta une rapide lueur…
Le baron s’affaissa avec un long gémissement.
La lame avait pénétré tout entière dans la poitrine.
Pendant quelques instants, il se tordit dans le fauteuil.
La Veuve le regardait mourir avec une joie sauvage… Puis, jetant un coup d’œil sur la pendule, elle murmura:
– Allons…: tout est fini… À l’autre, maintenant! à la dernière!…
Elle fit un mouvement comme pour se diriger vers la porte… À ce moment, elle vit Hubert se redresser, livide, sanglant. Un phénomène naturel s’accomplissait chez le baron: l’apoplexie l’avait terrassé; le coup de poignard enrayait l’apoplexie… la saignée abondante dégageait son cerveau… Il parvenait à se soulever, et, dans l’effort suprême de l’agonie, il se cramponnait au bras de La Veuve.
La Veuve demeura immobile, sans crainte: elle voyait bien que le baron avait à peine quelques minutes de vie encore. Froidement, elle demanda:
– Que veux-tu, maintenant?…
– Ma fille!… râla Hubert. Ma fille… ce n’est… pas…Lise… Ma fille s’appelle… Marie Charmant… Et Lise…
– Eh bien, Lise?… rugit La Veuve, qui sentait son cerveau se détraquer, ses muscles se tordre d’épouvante et tout son être vivant sombrer dans la folie.
– Lise! râla Hubert. Tiens… Vois cette lettre… là… sur la cheminée… Lise… Lise… c’est… ta fille!
– Ma fille! hurla Jeanne Mareil.
Et ce fut un hurlement tel qu’il dut être entendu du dehors.
Le baron était tombé à la renverse, tout de son long; une seconde, il se débattit dans le spasme de la mort; puis Il se raidit dans l’immobilité suprême.
La Veuve était debout, jetant autour d’elle des regards insensés.
Brusquement, elle s’abattit à genoux, se pencha sur le cadavre, le secoua furieusement et gronda:
– C’est pour rire, dis! C’est une atroce vengeance! Lise? Lise? ma fille? J’aurais été la tourmenteuse et l’assassin de ma fille!… Parle! mais parle donc, misérable!… Il ne peut plus!… Il est mort!… Oh! que faire? Comment savoir?
Elle se relevait.
Elle écumait… D’un mouvement machinal de ses ongles, elle s’arrachait des lambeaux de peau sur le visage, un râle sifflait sur ses lèvres tuméfiées…
– Mon rêve! bégaya-t-elle, mon rêve! J’ai vu ma fille! et ma fille me conduisait à La Veuve! moi, La Veuve!…
Elle eut un éclat de rire atroce.
– C’est faux! rugit-elle. C’est faux!… Elle est morte!… Tu mens, Hubert!…
À ce moment, ses yeux tombèrent sur la lettre que le baron d’Anguerrand avait placée sur la cheminée.
D’un bond, elle y fut.
En quelques instants, elle l’eut ouverte et dévorée du regard.
Alors, ses mains tremblantes laissèrent échapper la lettre. Alors, avec des gémissements qui eussent attendri le bourreau, à petits pas, vacillante, chaque pas lui coûtant un effort énorme, elle se traîna vers la porte… et elle disait… ou plutôt elle pensait, car sa gorge ne pouvait laisser sortir que cet effroyable gémissement, elle pensait:
– J’arriverai à temps… Je te sauverai… Nous partirons ensemble… Lise! Lise ma fille! mon enfant chérie!… Ne pleure plus! voici ta mère qui vient!… Ta mère!…
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