— Wandrille, je vous ai déjà dit qu’il était au-dessus de tout soupçon.
— Retrouvez-le, il vous conduira à ceux qui, parmi vos dévots, ont commencé à tuer. À ceux qui veulent meubler Versailles avec des faux.
— Il nous conduira à la cassette à Perrette, ajoute Pénélope.
— Mes amis, je vous arrête, je ne crois pas. Deux histoires sont en train d’interférer. Je vous affirme que cet homme, qui a été mon rival il y a quarante ans, n’a rien à voir avec tout cela. Ne faites pas, Wandrille, celui qui l’ignore!
— Moi?
— Enfin voyons, cet homme est votre père, vous le savez mieux que moi.»
Paris, vendredi 24 décembre 1999, 17 heures
Wandrille a retrouvé dans son capharnaüm une vieille boîte d’aquarelle du temps des vacances en famille à Ravello. Wandrille est un visuel. On lui a volé ce plan, il l’avait bien regardé: il va tenter de le refaire. Il a couvert le sol de cartes et de relevés, ceux qui lui sont restés du lot acheté à la vente, d’autres trouvés sur Internet. Il va reconstituer ce dont il se souvient. L’idée est venue de son père. Ils ont eu une conversation. Dix ans que cela n’était pas arrivé.
Pénélope a foncé à la bibliothèque Mazarine, qui ferme le soir même jusqu’au 5 janvier, espérant qu’elle aurait le temps de consulter ces autres plans dont Grangé, quelques heures avant de mourir, avait parlé.
À mesure qu’il dilue les couleurs avec son pinceau, ses idées se précisent. Dans le godet, avec les pigments verts en suspens, il croit voir les suspects — dont il vient d’exclure, c’est heureux pour la République, son ministre de père.
La police soupçonne Médard. Sa fille l’accuse. Elle habite chez Pénélope et doit rester à la disposition des enquêteurs. Médard ignore où elle se trouve. Il ne tardera pas à craquer, et à parler s’il a vraiment des choses à dire. Wandrille change de pinceau, passe au bleu, pour les bassins. Médard peut avoir l’idée simple de montrer du doigt Bonlarron, celui-ci le sent et voit la fin de sa carrière ternie par un scandale. Pénélope n’a pas osé lui dire qu’elle avait, sans en parler à d’autres qu’à Vaucanson, dénoué l’affaire des Ingelfingen. Bonlarron, lui, croit aux forces chinoises et veut incriminer M. Lu.
Wandrille, à qui Pénélope vient de tout avouer — un bouquet de fleurs, c’est bête, ça marche toujours —, s’en veut de ne pas avoir deviné seul qui était le meneur des Ingelfingen. L’homme passionné par l’histoire et par l’art qui guidait la main des étudiants de l’École Boulle. Dire qu’il avait cru à une lourde idylle d’après couscous entre Péné et Zoran, quel naïf. Il avait déjà pris Zoran en grippe. S’exaspérait quand Pénélope prononçait son nom. Il les avait imaginés ensemble dans un atroce cauchemar.
Pénélope a eu le bon réflexe quand Zoran lui a tout avoué. Zoran avait joué de malchance et de chance. Une seconde, à la fin de la nuit, avant la ronde de Médard, lui et ses petits camarades avaient fini de monter le plus beau des canulars, en installant dans le cabinet doré la copie de la table de Waddesdon. Ils avaient côtoyé le meurtrier, caché à un mètre d’eux, dans le cabinet des Poètes, celui qui allait, quelques secondes plus tard, placer un doigt coupé dans un tiroir. Pénélope a tout détaillé, pour que le président n’ignore rien. Vaucanson a compris que de ces merveilles on pouvait faire de l’art contemporain, il a même su trouver seul le nom de l’artiste passionné par le clonage qui pouvait saisir l’occasion. Il l’a appelé aussitôt. Ainsi naissent, de nos jours, les œuvres d’art.
L’aquarelle est un exercice spirituel. Le cerveau, libéré, vagabonde à partir des formes qui se dessinent. Wandrille cartographie, d’un côté Port-Royal et de l’autre Versailles. Et le cadavre, où était-il à ce moment-là, quand les Ingelfingen opéraient? Aucune trace de sang ne semble avoir été trouvée dans les appartements de la Reine. L’assassin avait-il oeuvré dans le jardin, pour se retrouver ensuite, avec un doigt sanguinolent dans un mouchoir, perdu dans le dédale des cabinets? Rien de tout cela n’est très clair. Wandrille repose son pinceau, change l’eau du godet, mouille sa feuille qui plisse un peu.
Son père lui a ri au nez. Bonlarron et lui, bien sûr, sont de vieux complices. Une année d’École du Louvre avait permis au premier d’être recruté dans les musées, de se placer sous la protection de Gérald Van der Kemp et de commencer à Versailles — et à l’autre de rencontrer une étudiante qui deviendrait, des années plus tard, la mère de Wandrille et de rédiger un mémoire sous la direction de Pierre Verlet. Puis Georges avait passé dix ans à demander sa belle en mariage, avant qu’elle accepte enfin, et à comprendre que sa carrière ne se ferait jamais dans les musées. C’est à cette époque qu’il avait détesté ce pontifiant Bonlarron qui réussissait tout, et qu’il avait joué à lui mettre des bâtons dans les roues en agissant auprès de ses nouveaux amis de Sciences-Po en poste au ministère de la Culture. Puis l’ENA, l’entreprise et la nostalgie de l’art. Rien de bien méchant dans cette vieille rivalité. Sur le quai de la gare du Nord, l’autre matin, ils s’étaient retrouvés, avec un sourire réciproque, où Bonlarron avait lu la promesse d’une Légion d’honneur réparatrice.
Wandrille a oublié un détail, il faut qu’il pose la question à son père: Bonlarron avait-il déjà, à l’époque, un doigt coupé? Sur les plans qu’il trace, Wandrille note quelques similitudes entre les jardins de l’abbaye et les jardins du Roi: ce bosquet de la Colonnade, dont Esther a parlé à Pénélope, qui rappelle la clairière des religieuses, et aussi le dessin du parterre de l’Orangerie.
Wandrille d’un coup se sent coupable. Si Thierry Grangé a été tué, c’est parce qu’en voyant le plan, celui que Wandrille n’a plus, il a compris. Ensuite, il a dû avoir l’imprudence d’en parler à quelqu’un — son assassin. Son père a cette fois éclaté du rire des héros d’Homère quand, dans son bureau vitré de Bercy, ouvrant sur la Seine, Wandrille l’a accusé d’avoir fait voler, dans sa propre chambre, un document du XVIII esiècle. «Tu penses que j’ai inauguré mon ministère en faisant cambrioler notre propre maison? Peut-être est-ce moi aussi qui ai envoyé le GIGN dézinguer l’architecte de Versailles, tu crois que je n’ai que ça à…»
«Dézinguer», son père emploie rarement ces mots-là. Même quand il était à la tête de son entreprise, quand il construisait sa fortune, il n’avait rien d’un «tueur».
Wandrille suspend son pinceau. Il l’a plongé dans le rouge. Il voit des visages se former dans les taches de peinture: Zoran, Médard, Bonlarron, Lu… Il voit Léone, ferme les yeux, il voit Pénélope. Il entend le rire de Zoran et le rire de son père.
«Dézinguer», parce que Grangé avait compris, parce qu’il savait. Sa gorge se crispe. Pénélope aussi sait. Elle a vu le plan après la vente. Elle est à la bibliothèque Mazarine. En ce moment même elle doit être en train de tout comprendre. Elle assemble les pièces du puzzle. En ce moment même, pendant qu’il rêvasse à l’aquarelle, Pénélope est en danger de mort.
7.
Le James Bond de Bercy
Paris, vendredi 24 décembre 1999, fin d’après-midi
Pénélope est seule, à la bibliothèque Mazarine, un monde protégé, derrière la façade de l’Institut de France. Comment lui faire comprendre qu’elle est menacée? Wandrille n’arrive pas à la joindre. Elle a éteint son portable, comme une sage conservatrice qui travaille dans une bibliothèque. Il va être six heures. Dans vingt-trois minutes. Si on doit l’empêcher de consulter ce plan, c’est avant la fermeture de la Mazarine. Elle sera probablement agressée dans un quart d’heure.
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