— Mais quand vous l’avez fait construire, votre château, sous Louis XIV, il a bien été Louis XIV, non? On vous l’a changé?
— Pire. Tu ne sais rien. Figure-toi que c’est mon arrière-arrière-arrière-grand-père, c’est pas si vieux, le banquier Balder, qui a acheté Sourlaizeaux en 1860. Il était millionnaire. Il a fait appel à Destailleur, l’architecte de ses grands rivaux les Rothschild, pour l’agrandir. Il souffrait, au fond, de ne pas être Rothschild. Pas pour le flouze bien sûr, pour le goût, le style, tu vois…
— Que de frustrations dans cette famille!»
Léone donne cent détails: toute sa famille croyait que Destailleur avait gardé la façade brique et pierre d’origine, fin Louis XIII, début Louis XIV, on voyait bien les briques industrielles sur les deux ailes qu’il avait ajoutées. Tout baignait. Zoran a trouvé une photo de 1860: la façade est blanche, en pierre de taille, pas une brique, un machin genre Directoire, pas plus ancien que ça. Léone envoie une pichenette en direction d’une potiche. Une villa du Chesnay. La dégelée.
«Que s’est-il passé? Qui a transformé une folie Directoire en château Louis XIV?
— Destailleur, ce saligaud, a plaqué des briques anciennes sur le corps de logis central, et utilisé des briques industrielles pour ses adjonctions. Il a fait croire qu’il agrandissait alors qu’il inventait de toutes pièces.
— Le résultat a de la gueule.
— Tu parles. On se gargarise d’une crémerie bidonnée. Le pire, c’est qu’au début du règne de papa, nous avons fait retirer des toitures les grosses cheminées de Destailleur qui faisaient vraiment paquebot, pour construire de petites cheminées début Louis XIV délicieuses, des cerises sur le gâteau. Papa a financé ça avec l’héritage de bonne-maman qui lui avait laissé deux-trois brimborions. Sincèrement, ça a plu à tout le monde. On y a même tourné Les Trois Mousquetaires , avec Jean Marais. Et c’est cet “état”, comme disent nos grands architectes des Bâtiments de France, du plus pur style papa, qui, de surcroît, a été classé comme “époque Louis XIV” par les Monuments historiques!
— J’aime tes “de surcroît”.
— Tu y crois, toi? Papa était fou la semaine dernière. Encore aujourd’hui, on ne sait pas où il est. Deux jours que maman et moi, on ne l’a pas vu. Il doit bouder en taillant des kilomètres de haies. Ou il erre en forêt pour faire des charrois de bois. Zoran lui a dit que Destailleur est le plus génial créateur du XIX eet que les grosses cheminées sont sa signature. Qu’il a fait un faux à partir d’un faux, mais que maintenant que c’est archiclassé, tout est devenu intouchable. Si on restaure dans dix ans, faudra qu’on le fasse en style néo-papa.
— Votre bicoque, c’est le couteau de Toto! On a changé la lame, on a changé le manche…
— Mais tu sais, à Versailles aussi, tout est faux! Leur escalier Gabriel, tu crois qu’ils l’ont construit quand? En 1985, avec le fric des Français. Elle est belle, la République, ils avaient juste retrouvé les plans d’origine, ça n’avait jamais été bâti sous Louis XV. On n’avait pas besoin d’évacuer 25 000 touristes par jour! L’escalier Gabriel, c’est la fin de la visite, l’éjection des groupes, le pot d’échappement de la grosse berline. La berline de la fuite à Varennes, qui n’était qu’un Versailles sur roulettes. Les blocs de pierre sont coupés à la scie, c’est mochetouille, c’est raide, c’est moderne. Tu regarderas les balustres ventrus de chaque côté des rampes, ils sont verticaux, posés sur de petits socles en marches d’escalier. Au XVII e, en France, les balustres étaient toujours perpendiculaires à la pente, en biais, du plus modeste escalier de bois au plus bel escalier de palais. C’est une erreur monstrueuse. J’adore ces détails d’architecture! L’État n’a pas de goût! Les gogos visitent ça! Versailles, c’est le règne de l’authentoc. Une grosse bouse qui pue le neuf. Alors qu’ici, au moins, la casemate c’est de la vieille bouse, et confortable en plus.»
Depuis qu’elle est enfant elle a appris à ne jamais utiliser le mot «château» pour parler de l’endroit où elle habite. À douze ans, elle avait déjà noté dans un carnet les possibilités de substitution: la yourte, la quinta, le soyouz, la taule, la datcha, elle s’en régalait. «Château» ne s’emploie que pour ceux des autres, pour débiner, dans des phrases de sa mère comme «Gabrielle s’est bien calmée, ils ont acheté un château, d’ailleurs une horreur, un vrai pensionnat. Ils pourront faire noces et banquets si les affaires de Roger-Louis tournent mal». Quand sa mère parle sur ce ton, Léone s’amuse et se fout de tout. Elle a fait l’école du cirque. Ses parents avaient adoré l’idée. Pour leur fille, une grande école! Depuis un arrière-grand-oncle sorti premier de Saumur, plus personne, de mémoire de Croixmarc, n’était arrivé à entrer dans une grande école. Elle grimpe aux arbres et fixe des arceaux et des trapèzes aux plus fortes branches. Haute liane tout en jambes, coiffée l’hiver d’un chapeau emprunté tantôt à Mary Poppins tantôt à l’ours Paddington, elle pratique depuis l’enfance la langue de sa famille, l’accent Croixmarc, célèbre entre tous, imité en riant par tous ceux qui, au fond d’eux-mêmes, savent qu’ils n’auront jamais cette allure, cette diction ni cette distinction. Léone en profite. L’accent Croixmarc, qui existait déjà au début du siècle, repose sur l’accentuation de la dentale et sur le chuinté. La dentale seule serait trop violente. Le chuinté vient la tempérer. Le chuinté sur la dentale, c’est la guirlande de lierre sur la balustrade.
Léone est de tous les vernissages dans les galeries les plus introuvables du XIXe arrondissement, dans les zones les plus hostiles à l’art contemporain — avec les abords du métro Passy, où elle va quelquefois visiter sa tante Luce. Elle règne sur un parc où triomphent bassins et jeux d’eau, «mais aucune fleur». Son père a offert au Louvre un Canaletto et un Chardin. Elle était enfant, elle n’a jamais regretté ces tableaux qui étaient l’héritage de sa grand-mère collectionneuse, Françoise de Xaintrailles «qui était une très grande jârdinière». Elle avait conçu à Sourlaizeaux un invraisemblable parterre cubiste que Jean Cocteau, venu deux fois en cure de désintoxication, avait qualifié de «jardin à la Françoise», mot répété depuis à tous les visiteurs.
Léone a créé un «rendez-vous» au nom absurde, simple et très difficile à retenir, que tous les journaux ont repris, Artistes de demain, jardins d’hier, bateaux d’aujourd’hui : deux jours qui réunissent les aficionados des galeries, les fous de modélisme naval venant tester leurs drôles de machines sur le miroir d’eau et les mordus de foire aux plantules, de roses anciennes et de «légumes disparus». Dans la serre, des conférences sur «Matisse et les plantes vertes» par des historiens de l’art de la Sorbonne succèdent à des interventions du président de l’Association des croqueurs de pommes.
«Tu comprends, mes boutures, c’est le marché au jaerling du pauvre. Tu mises sur un brin d’herbe, ça fait rêver et c’est raisonnable. Dans mon cadre, je peux vendre tout au double. Si ça marche si bien, depuis deux ans, c’est parce que je mixe les publics.»
Elle fait un geste qui, derrière le zinc d’un café, pourrait vouloir dire: «Une orange pressée?»
«On vient ici de Manhattan, de Miami, de Sarcelles et de Courcouronnes. Pour l’art contemporain, j’ai Zoran, pour les plantes c’est ma vieille mère, maman adore les bouquets, pour les petits bateaux, je me dépatouille.
— Tu organises des batailles navales?
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