— Mais nous sommes perdus ! fit-elle d’une voix étouffée. Dan, des gens sont morts de faim, ici, parce qu’ils n’avaient pas réussi à retrouver leur chemin.
Sylveste poussa Pascale dans une galerie qui allait en se rétrécissant dans les ténèbres. Les parois étaient glissantes, à cet endroit ; on n’y avait pas installé de sol antidérapant.
— La seule chose impossible, dit-il avec un calme qu’il n’éprouvait pas tout à fait, c’est que nous nous perdions.
Il se tapota les yeux, bien que, dans le noir, Pascale ne puisse remarquer son geste. Tel un voyant au milieu des aveugles, il avait du mal à se rappeler que l’essentiel de cette communication non verbale était perdu pour elle.
— Je pourrais refaire en sens inverse tout le chemin que nous avons parcouru. Et les parois réfléchissent assez bien les infrarouges de notre corps. Nous sommes plus en sécurité ici que dans la cité.
Elle le suivit en haletant pendant de longues minutes, puis elle murmura :
— J’espère que ce ne sera pas l’une de tes très rares erreurs de jugement. Ce serait un début assez malencontreux à notre mariage, tu ne crois pas ?
Il n’avait pas très envie de rire ; le carnage de l’auditorium était encore monstrueusement présent à son esprit. Mais il rit quand même, et cela parut alléger la réalité de la situation. Ce qui valait mieux, parce que, à la réflexion, les doutes de Pascale étaient on ne peut plus justifiés. Même s’il savait comment sortir du labyrinthe, cela pourrait ne servir à rien si les galeries étaient trop glissantes pour qu’ils les empruntent, ou si – comme le voulait la rumeur – le labyrinthe changeait occasionnellement de configuration. Yeux magiques ou non, ils connaîtraient le sort de tous les pauvres imbéciles qui étaient morts pour s’être écartés du chemin balisé.
Ils s’enfoncèrent dans la structure de la coque en suivant la courbe paresseuse de la galerie, comme deux vers dans une pomme. La panique était autant son ennemie que la désorientation, bien sûr. Mais il n’était jamais facile de s’obliger à garder son calme.
— Combien de temps penses-tu que nous allons devoir rester ici ?
— Une journée, répondit Sylveste. Le temps que les renforts arrivent de Cuvier. Puis nous pourrons ressortir.
— Des renforts à la solde de qui ?
Sylveste franchit, l’épaule en avant, un resserrement de la galerie. De l’autre côté, elle se divisait en trois. Il joua mentalement à pile ou face et prit à gauche.
— Bonne question, dit-il si bas qu’elle ne l’entendit pas.
Et si ce n’était pas un acte de terrorisme isolé mais l’indice de troubles à l’échelle planétaire ? Et si Cuvier avait échappé au contrôle du gouvernement de Girardieau, et si la colonie était tombée aux mains du Sentier Rigoureux ? La mort de Girardieau laissait orpheline une machine de parti encombrante, dont bien des rouages avaient été abattus dans la salle de mariage. Pendant cette période de défaillance, des révolutionnaires adeptes de la guerre éclair pourraient faire beaucoup de choses. C’était peut-être déjà terminé, les anciens ennemis de Sylveste avaient été détrônés, des visages étrangers avaient pris le pouvoir ; auquel cas, attendre dans le labyrinthe pouvait être complètement futile. Le Sentier Rigoureux le considérerait-il comme un ennemi ou – chose infiniment plus ambiguë – comme l’ennemi d’un ennemi ?
À ceci près que Girardieau et lui n’étaient plus véritablement ennemis, à la fin.
Ils arrivèrent à un élargissement de la galerie où convergeaient un certain nombre de tunnels. Le sol était lisse et plan, ils avaient la place de s’asseoir, et l’air était frais. Le système de brassage atmosphérique agissait jusque-là. Dans l’infrarouge, Sylveste regarda Pascale s’asseoir en palpant le sol avec circonspection, à la recherche de rats, de pierres pointues et de crânes grimaçants.
— Tout va bien. Nous sommes en sûreté, ici, dit-il, comme si le fait d’articuler ces paroles leur conférait une réalité. Si quelqu’un vient, nous pourrons toujours fuir. On va rester tranquilles un moment, en attendant de voir.
Évidemment, maintenant qu’ils avaient cessé de fuir, elle allait recommencer à penser à son père. Ce qu’il ne voulait pas ; pas tout de suite.
— Ce sale crétin de Jannequin ! dit-il dans l’espoir de détourner ses pensées, au moins fugitivement, des récents événements. Ils ont dû le retourner. C’est toujours comme ça que ça se passe, non ?
— Quoi ? demanda péniblement Pascale. Qu’est-ce qui se passe toujours comme ça ?
— Les purs se font corrompre, dit-il d’une voix réduite à un murmure.
Les gaz qu’ils avaient utilisés dans l’auditorium, lors de l’attaque, n’avaient pas atteint ses poumons, mais il en sentait encore les effets sur son larynx.
— Il y avait des années que Jannequin s’occupait de ces oiseaux. Je l’ai toujours vu faire ça, depuis Mantell. Au début, ce n’étaient que d’innocentes sculptures vivantes. Il disait qu’une colonie en orbite autour d’une étoile appelée Pavonis se devait d’avoir des paons. Quelqu’un a dû leur trouver un meilleur usage.
— Ils étaient peut-être tous piégés, fit Pascale d’une voix traînante. De vraies petites bombes ambulantes.
— Je ne sais pas, mais je doute qu’il en ait modifié plus que quelques-uns.
C’était peut-être l’air, mais Sylveste se sentait las, tout à coup. Il avait besoin de dormir. Ils étaient en sûreté pour le moment. Si des tueurs étaient à leurs trousses, ils seraient déjà arrivés dans cette partie de la coque. Et peut-être tout le monde les croyait-il morts.
— Je n’aurais jamais pensé qu’il avait vraiment des ennemis, qu’on pourrait le tuer pour quelque raison que ce soit. Rien ne justifiait qu’on en arrive là… fit Pascale, sa phrase semblant planer dans l’espace confiné.
Il imaginait sa peur : elle n’y voyait pas, elle n’avait que ses certitudes à lui, ne disposait que des informations qu’il lui communiquait, et cet endroit ténébreux devait être terrifiant au dernier degré.
Khouri finirait bien par entrer en cryosomnie, comme le reste de l’équipage, jusqu’à ce que le bâtiment arrive à Resurgam. En attendant, elle passait le plus clair de son temps au poste de tir, à effectuer d’interminables simulations.
Au bout d’un moment, elles finirent même par envahir ses rêves, au point que le terme « ennui » ne suffisait plus à qualifier la répétitivité des exercices que Volyova avait conçus pour elle. D’un autre côté, elle commençait à trouver agréable de s’absorber dans l’environnement du poste de tir. Cela lui permettait au moins d’oublier, même provisoirement, ses soucis. Dans ces moments-là, l’affaire Sylveste se réduisait à un abcès de fixation, rien de plus. Elle était bien consciente d’être dans une situation impossible, mais elle ne lui paraissait plus critique. Le poste de tir lui occupait l’esprit, et elle n’en avait plus peur. Elle était toujours elle-même après les séances, et elle commençait à se dire que ce n’était pas un drame ; ce n’était pas ça, en fin de compte, qui modifierait l’issue de sa mission.
Mais tout ça changea quand les limiers rentrèrent au bercail.
C’étaient les chiens de chasse de la Demoiselle : des agents cybernétiques qu’elle avait lâchés dans le poste de tir au cours d’une des séances d’entraînement de Khouri. Ils s’étaient introduits à coups de crocs dans le système par l’intermédiaire de l’interface neurale, exploitant sa seule faiblesse, d’ailleurs compréhensible : Volyova l’avait blindé à mort contre toute attaque informatique, mais elle n’aurait jamais imaginé que l’intrusion puisse venir du cerveau de la personne placée dans le poste de tir. Les chiens revinrent en aboyant qu’ils avaient bien réussi à s’introduire dans le cœur du système. Ils n’étaient pas revenus voir Khouri à la fin de la session, parce qu’il leur avait fallu des heures pour flairer tous les coins et recoins de son architecture byzantine. Ils étaient restés dans le poste de tir pendant plus d’une journée, jusqu’à ce que Volyova y renvoie Khouri.
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