L’Ordonnateur retira la fiole rouge, vide, et plaça la jaune à la place. C’était le premier mariage de Pascale selon le rite kamé, et elle ne pouvait dissimuler son émoi. Girardieau lui tint les mains, mais elle manqua visiblement de flancher lorsque l’Ordonnatrice lui injecta la matière neurale.
Sylveste avait laissé croire à Girardieau que l’implant était permanent, mais ce n’était pas tout à fait exact. Le tissu neural charriait d’infimes quantités de radio-isotopes inoffensifs, et pourrait être éliminé, si nécessaire, par les virus du divorce. Jusque-là, Sylveste n’avait jamais choisi cette option, et il n’envisageait pas de le faire, quel que soit le nombre de mariages qu’il contracte. Il vivait avec les essences spectrales de toutes ses femmes, de même qu’elles étaient porteuses des siennes, et qu’il conserverait à jamais celles de Pascale. En vérité, à un niveau infime, Pascale charriait aussi, à présent, des traces de ses femmes précédentes.
Ça se passait comme ça, chez les Kamés.
L’Ordonnatrice rangea soigneusement le pistolet de mariage dans la boîte.
— Selon la loi de Resurgam, dit-elle, le mariage est maintenant formalisé. Vous pouvez…
C’est alors que le parfum atteignit les oiseaux de Jannequin.
Une odeur forte, automnale, évoqua pour Sylveste des feuilles écrasées. Il eut envie d’éternuer. La femme qui avait débouché le flacon d’ambre était partie, mais son siège vide crevait les yeux.
Il y avait quelque chose qui clochait.
Soudain, tout devint bleu turquoise. C’était comme si des centaines d’éventails venaient de s’ouvrir. Les paons faisaient la roue, écarquillant un million d’yeux éclatants.
L’air devint grisâtre.
— Couchez-vous ! hurla Girardieau, les mains crispées sur sa gorge.
Quelque chose s’était fiché dans sa chair, un petit objet hérissé de barbes. Comme engourdi, Sylveste regarda sa tunique. Une douzaine d’hameçons en forme de virgule s’étaient accrochés au tissu sans le traverser. Il n’osa pas y toucher.
— Des armes meurtrières ! s’écria Girardieau.
Il se laissa mollement glisser sous la table, entraînant Sylveste et Pascale avec lui. L’auditorium était la proie d’un indescriptible chaos, à présent. Ce n’était plus qu’une masse frénétique de gens agités s’efforçant de fuir.
— Les oiseaux de Jannequin étaient piégés ! hurla Girardieau à l’oreille de Sylveste. Des dards empoisonnés ! Dans leurs queues !
— Tu es touché, fit Pascale d’une voix rendue atone par le choc.
Il y eut des explosions de lumière, de fumée au-dessus de leur tête. Ils entendirent des hurlements. Du coin de l’œil, Sylveste revit la femme qui avait débouché le flacon de parfum. Elle tenait à deux mains un pistolet d’une minceur inquiétante, au canon doté de crocs, et balayait l’assistance de froides pulsations de son rayon laser à bosons. Les hovercams tournoyaient autour d’elle, enregistrant sans passion le carnage. Sylveste n’avait jamais vu une arme pareille. Elle n’avait pas pu être fabriquée sur Resurgam. Il n’y avait donc que deux possibilités : soit elle était arrivée de Yellowstone avec les premiers colons, soit elle avait été vendue par Remilliod, le trafiquant qui était venu dans le système depuis le soulèvement. Les vitraux se fracassèrent avec un bruit assourdissant au-dessus de leurs têtes. La mosaïque de verre amarantin qui avait traversé dix mille siècles sans dégâts se brisa en mille morceaux pareils à des fragments de caramel brisé qui s’écrasèrent sur le public. Sylveste regarda, impuissant, les plaques rouge rubis s’enfoncer dans les chairs comme des éclairs gelés. Les gens terrifiés poussaient des hurlements stridents qui couvraient les cris de douleur des blessés.
Ce qui restait de la garde rapprochée de Girardieau se mobilisa avec une lenteur terrifiante. Quatre miliciens étaient à terre, le visage criblé de picots. Un autre se battait avec la femme au pistolet. Un autre encore avait dégainé son arme et massacrait les oiseaux de Jannequin.
Pendant ce temps, Girardieau gémissait, les yeux injectés de sang, ses mains étreignant convulsivement le vide.
— Nous devons sortir d’ici ! hurla Sylveste à l’oreille de Pascale.
Elle paraissait encore pétrifiée par le transfert neural, indifférente à ce qui se passait, les yeux vitreux.
— Mais mon père…
— Il est cuit !
Sylveste déposa le corps inerte de Girardieau sur le sol glacé du temple en prenant garde à rester abrité derrière la table.
— Les aiguillons étaient faits pour tuer, Pascale. Nous ne pouvons plus rien pour lui. Si nous restons, nous finirons comme lui, c’est tout.
Girardieau coassa quelque chose. Peut-être « Partez ! », à moins qu’il n’ait exhalé un dernier souffle, dépourvu de signification.
— On ne peut pas le laisser, protesta Pascale.
— Il le faut, ou ses tueurs finiront par gagner.
— Partir ? Mais où ? demanda-t-elle, le visage ruisselant de larmes.
Il regarda fébrilement autour de lui. La salle était pleine de fumée, provoquée par les grenades percutantes sans doute lancées par les hommes de Girardieau. Elle planait en pâles volutes paresseuses, pareilles à des écharpes de couleur pastel. Il faisait déjà presque trop sombre pour distinguer quoi que ce soit lorsque le noir complet se fit dans la salle. La lumière, derrière le temple, avait manifestement été coupée, à moins que la source d’énergie n’ait été détruite.
Pascale eut un hoquet de surprise.
Le regard de Sylveste passa dans l’infrarouge, presque machinalement.
— J’y vois encore, lui murmura-t-il à l’oreille. Tant que nous resterons ensemble, tu n’as pas à t’inquiéter de l’obscurité.
En priant pour que les oiseaux ne constituent plus un danger, Sylveste se releva lentement. Le temple diffusait une lumière chaude, gris-vert. La femme au parfum était morte, un trou fumant de la taille du poing au côté. Son flacon couleur d’ambre était écrasé à ses pieds. Il devina que c’était une sorte de déclencheur hormonal, sur lequel étaient syntonisés des récepteurs implantés dans les oiseaux. Jannequin avait forcément joué un rôle dans l’affaire. Sylveste le chercha du regard. Il était mort, une fine dague plantée dans la poitrine. Des ruisselets brûlants coulaient sur sa veste de brocart.
Sylveste empoigna Pascale et voulut la tirer vers la sortie, une arcade voûtée entourée de silhouettes d’Amarantins et de graphes en bas-relief. La femme au parfum était apparemment la seule meurtrière présente, en dehors de Jannequin. Mais ses amis arrivaient déjà. Ils portaient la tenue caméléopard, des masques à gaz étroitement ajustés et des lunettes infrarouge.
Il poussa Pascale derrière un amas de tables renversées.
— Ils nous cherchent, siffla-t-il. Maintenant, ils nous croient probablement morts.
Les gardes encore vivants de Girardieau avaient reculé et adopté une position défensive, mais les forces n’étaient pas égales : les nouveaux venus étaient beaucoup plus lourdement armés de rayons laser à bosons. Les hommes de Girardieau avaient beau se défendre avec des lasers à faible gain et des armes à projectiles, l’ennemi les massacrait allègrement, avec une sorte de désinvolture impersonnelle. La moitié des invités au moins étaient inconscients ou morts ; ils avaient essuyé le gros de la salve de dards meurtriers. Les paons étaient loin d’être des armes de précision, mais on les avait laissés entrer dans l’auditorium sans se méfier. Sylveste observa que deux d’entre eux étaient encore vivants, contrairement à ce qu’il avait d’abord pensé. Excités par les traces de parfum qui planait encore dans la salle, ils ouvraient et refermaient spasmodiquement leur queue tel l’éventail d’une courtisane nerveuse.
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