— Ma conversion mystif se délitait. Les champs gravifiques qui entouraient le Voile commençaient à se déchaîner sur nous. Karine allait mourir à moins que je ne sépare ma partie du module de contact de la sienne.
Il imaginait comment Pascale s’efforçait de concilier cette nouvelle avec le piédestal sur lequel elle l’avait placé, qui faisait partie de l’histoire généralement admise avec laquelle elle avait toujours vécu. Ce qu’il disait n’était pas, ne pouvait pas, ne devait pas être la vérité. Ce qui s’était passé était très simple. La conversion de Lefèvre avait commencé à se déliter ; elle avait fait le sacrifice suprême, séparant son module de contact de celui de Sylveste afin de lui laisser une chance de survivre à la rencontre mortelle avec ces entités rigoureusement non humaines. Ça n’avait pas pu se passer autrement. C’était ce qu’elle savait.
Sauf que ce n’était pas la vérité.
— C’est ce que j’aurais dû faire. C’est facile à dire maintenant, avec du recul. Mais je n’ai pas pu, là-bas, sur le coup ; je n’ai pas pu faire sauter les boulons de sécurité.
Elle ne pouvait déchiffrer son expression, et il n’aurait su dire s’il en était content ou non, en cet instant.
— Pourquoi pas ?
Ce qu’elle veut que je réponde, se dit-il, c’est que c’était matériellement impossible ; l’espace silencieux était devenu trop étroit pour tout mouvement physique ; les tourbillons gravifiques l’avaient empêché de faire un geste tout en lui arrachant la chair des os. Mais ç’aurait été un mensonge, et l’heure n’était plus aux faux-fuyants.
— J’ai eu peur, répondit Sylveste. Peur comme jamais je n’avais eu peur de ma vie. Peur de ce que ça voulait dire de mourir dans cet endroit étranger. De ce qui arriverait à mon âme dans une région pareille. Dans ce que Lascaille avait appelé l’Espace de la Révélation… (Il toussota, sachant qu’il n’avait plus beaucoup de temps devant lui.) C’était irrationnel, mais c’est ce que j’ai éprouvé à ce moment-là. Les simulations ne nous avaient pas préparés à cette terreur.
— Et pourtant, tu t’en es sorti.
— Les torsions gravifiques déchiraient l’appareil ; elles ont fait ce que les charges explosives auraient dû faire. Je ne suis pas mort… et je ne comprends pas pourquoi, parce que j’aurais dû mourir.
— Et Karine ?
Avant qu’il ait le temps de répondre – s’il avait seulement quelque chose à répondre – une odeur douceâtre, écœurante, leur parvint. Encore le gaz soporifique, mais cette fois à une dose beaucoup plus forte ; il en avala une pleine bouffée. Il eut envie d’éternuer. Il oublia le Voile de Lascaille, oublia Karine et son propre rôle dans ce qui lui était arrivé, quoi qu’il ait pu lui arriver. Éternuer était devenu, pour lui, la chose la plus importante de l’univers.
Ça, et s’arracher la peau avec les ongles.
Un homme se dressait en ombre chinoise sur le fond bleu. Son expression était indéchiffrable sous le masque, mais son attitude n’exprimait qu’une morne indifférence. Il leva languissamment son bras gauche. Au début, Sylveste crut qu’il tenait un mégaphone, mais le geste qu’il esquissa était infiniment plus décidé. Il ajusta calmement la visée sur les yeux de Sylveste.
Il fit quelque chose – ce fut complètement silencieux – et une agonie fondante poignarda le cerveau de Sylveste.
Nekhebet Nord,
Secteur de Mantell, Resurgam, 2566
— Désolé pour vos yeux, fit une voix après une éternité de souffrance et d’agitation.
L’espace d’un instant, Sylveste se démena dans une sorte de confusion mentale, tentant de remettre de l’ordre dans les récents événements. Quelque part dans le passé récent il y avait son mariage, les assassinats, la fuite dans le labyrinthe, le gaz soporifique, mais il n’arrivait pas à relier tout cela. C’était comme s’il avait tenté de reconstituer, à partir d’une poignée de faits disparates, une biographie dont les événements recelaient une familiarité obsédante.
Il était ligoté, et les liens trop serrés lui coupaient la circulation. Et puis il y avait la douleur incroyable qui avait explosé dans sa tête quand l’homme avait pointé son arme sur lui…
Il était aveugle. Le monde avait disparu, remplacé par un patchwork gris, fixe, qui était le mode d’arrêt d’urgence de sa vision. L’œuvre de Calvin avait subi de graves dégâts. Ses yeux n’avaient pas seulement cessé de fonctionner ; ils étaient hors d’usage.
— Mieux valait que vous ne puissiez pas nous voir, reprit la voix, tout près de lui, à présent. Nous aurions pu vous bander les yeux, mais nous ne savions pas de quoi ces petits bijoux étaient capables. Ils auraient pu voir à travers le tissu. C’était plus facile comme ça. Une pulsion magnétique concentrée… ça n’a pas dû être agréable. On vous a grillé quelques circuits. Désolé, dit-il en réussissant à ne pas avoir l’air désolé le moins du monde.
— Et ma femme ?
— La fille de Girardieau ? Elle va bien. Nous n’avons pas eu besoin d’employer des moyens aussi radicaux avec elle.
Peut-être parce qu’il était aveugle, Sylveste était plus sensible aux mouvements de son environnement. Ils devaient être en avion, et il devina qu’ils empruntaient un dédale de canyons et de vallées pour éviter les tempêtes de poussière. Il se demanda à qui pouvait être l’avion, et qui dirigeait maintenant les opérations. Les forces gouvernementales de Girardieau tenaient-elles toujours Cuvier ? Et si la colonie était tombée aux mains des rebelles du Sentier Rigoureux ? Aucune de ces deux hypothèses n’était particulièrement réjouissante. Il aurait pu conclure une alliance avec Girardieau, mais celui-ci était mort, maintenant, et Sylveste avait toujours des ennemis dans les forces inondationnistes. Des gens qui reprochaient à Girardieau de l’avoir laissé en vie après le premier soulèvement.
Enfin, il était toujours vivant. Et il lui était déjà arrivé de se retrouver aveugle. Ce n’était pas nouveau pour lui. Il n’en mourrait pas.
— Où allons-nous ? demanda-t-il. On retourne à Cuvier ?
— Et quand bien même ? demanda la voix. Je m’étonne que vous soyez si pressé d’y retourner.
L’appareil bascula, tangua d’une façon inquiétante, dégringola et rebondit comme un jouet dans une tornade. Sylveste essaya vainement de superposer ces tours et détours à sa carte mentale du réseau de canyons qui entouraient Cuvier. Il était probablement beaucoup plus près de la cité amarantine que de chez lui, mais il pouvait aussi être n’importe où sur la planète, à l’heure qu’il était.
— Êtes-vous… commença Sylveste, hésitant.
Il se demanda s’il devait feindre d’ignorer la situation, puis il renonça à cette idée. Il n’avait pas grand-chose à feindre.
— Êtes-vous inondationniste ?
— Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que vous êtes le Sentier Rigoureux.
— Mesdames et messieurs, applaudissements, s’il vous plaît !
— C’est vous qui menez la danse, maintenant ?
— C’est nous qui sommes au pouvoir.
Le garde tenta de prendre un ton avantageux, mais Sylveste perçut une légère hésitation dans sa voix. Il ne sait pas très bien où ils en sont, se dit Sylveste. Ils n’étaient probablement pas sûrs de l’issue du soulèvement. Même s’il disait la vérité, il se pouvait que le réseau de communications planétaire ait été endommagé, et qu’il n’ait aucun moyen de s’assurer ou de vérifier jusqu’à quel point ils étaient aux commandes. La capitale avait peut-être résisté, ou elle avait très bien pu tomber aux mains de n’importe quelle autre faction. Ces gens devaient se contenter de la conviction, ou du moins de l’espoir, que leurs alliés avaient réussi, eux aussi.
Читать дальше