— Sortons d’ici, dit Khouri.
Elle n’avait pas fini de parler que le poing d’acier se mit à bouger avec une violence renversante, tendit vers elle deux de ses doigts crochus, terminés par des griffes de diamant, si vite qu’elle ne put qu’amorcer un cri. Les griffes s’accrochèrent dans son blouson. Khouri commença à tirer dessus, de toutes ses forces.
Elle réussit à se libérer, mais la chose trouva une prise sur son arme et la lui arracha des mains dans le même instant. Khouri tomba à la renverse sur le sol ruisselant de sang, son blouson aussitôt maculé. Elle se demanda fugitivement si une partie du sang étalé à terre n’était pas le sien.
La machine chirurgicale souleva le fusil et le brandit comme on exhibe un trophée de chasse glorieusement conquis. Puis deux autres bras manipulateurs commencèrent à palper les commandes de l’arme, caressant l’étui de cuir avec une fascination inquiétante. Lentement, très très lentement, les griffes d’acier pointèrent le fusil dans la direction de Khouri.
Pascale souleva son fusil à rayon et fit feu sur la pieuvre d’acier, projetant des éclats de métal couverts de sang coagulé sur les restes de Sajaki. L’arme à plasma tomba à terre dans une volute de fumée, des étincelles bleutées crépitant sur l’étui calciné.
Khouri se releva, oubliant l’horreur sanglante dont elle était couverte.
Son arme à plasma, maintenant inutilisable, bourdonnait furieusement en crachant des étincelles d’une férocité croissante.
— Ça va exploser ! lança Khouri. Fichons le camp d’ici !
Elles filèrent en direction de la porte et n’eurent qu’une seconde pour se faire à l’idée de ce qui leur barrait le chemin. Il devait y en avoir un millier ; empilés sur trois épaisseurs dans la mécabave, chacun indifférent à sa propre existence, et uniquement là pour le bien de la masse indifférenciée. Et derrière, il y en avait d’autres ; des centaines et des milliers de rats, une immense marée de rongeurs frémissants, massés dans la coursive devant la porte de l’infirmerie, prêts à se ruer sur elles tel un tsunami ravageur, dévastateur.
Khouri dégaina sa dernière arme, le petit lance-aiguilles qu’elle avait choisi pour sa précision. Elle commença à tirer sur la masse de rats pendant que Pascale les arrosait avec l’arme à rayon, qui n’était guère plus adaptée à la tâche. Les rats explosaient et s’enflammaient partout où elles pointaient leurs armes, mais il en venait toujours davantage. Et voilà que la première rangée de rats commençait à s’introduire dans l’hôpital de bord.
Un éclair aveuglant brilla dans la coursive, suivi par une série de détonations si rapprochées qu’elles se fondaient en un rugissement continu. Le bruit et la lumière se rapprochèrent. Les rats volaient dans l’air, à présent, propulsés par les explosions de plus en plus proches. La puanteur des rongeurs calcinés était terrifiante, pire que celle qui emplissait déjà la clinique. Graduellement, la marée de rats commença à se raréfier et à se disperser.
Volyova était debout dans la coursive, son lance-projectiles crachant des panaches de fumée. Le canon était couleur de lave. Derrière elles, l’arme inutilisable de Khouri cessa soudain de crépiter, mais son silence n’en était pas moins menaçant.
— Je crois que le moment serait bien choisi pour partir, suggéra Volyova.
Elles coururent vers elle, piétinant les rats crevés et d’autres qui cherchaient à fuir. Khouri sentit quelque chose lui heurter la colonne vertébrale. Il y eut un vent brûlant comme elle n’en avait jamais connu. Elle sentit qu’elle perdait pied et, l’instant d’après, elle partait en vol plané.
En approche de Cerbère, 2566
Cette fois, la dislocation fut plus brève. Et pourtant, l’endroit où il reprit conscience était le plus bizarre qu’il ait jamais vu de sa vie.
— Descente vers la tête de pont de Cerbère amorcée, annonça le scaphandre d’une voix agréablement atone et totalement dépourvue d’affect, comme s’il s’agissait d’une destination on ne peut plus naturelle.
Des graphiques défilaient sur la visière du scaphandre, mais il n’arrivait pas à concentrer son regard dessus, de sorte qu’il ordonna au scaphandre de communiquer les informations directement à son cerveau, et ça alla tout de suite beaucoup mieux. Les contours simulés de la surface – maintenant énorme : elle comblait la moitié du ciel – étaient soulignés en lilas, leur fausse géologie sinueuse faisant paraître le monde plus ridé et plus semblable à un cerveau que jamais. La lumière naturelle était fournie par les deux phares vaguement rougeâtres de Hadès et Delta Pavonis, beaucoup plus loin. Il faisait donc très sombre, mais le scaphandre compensait en projetant des photons voisins de l’infrarouge dans le spectre visible.
Puis quelque chose apparut au-dessus de l’horizon, souligné en vert par l’imageur.
— La tête de pont, dit Sylveste, pour entendre une voix humaine plus qu’autre chose. Je la vois.
Il comprit alors combien elle était petite. On aurait dit la pointe d’une écharde insignifiante déparant la statue de Dieu en personne. Cerbère faisait deux mille kilomètres de diamètre ; la tête de pont, à peine quatre de longueur, et la majeure partie était plantée dans la croûte. D’une certaine façon, sa petitesse par rapport à la planète témoignait de l’habileté de cette Volyova. Elle était peut-être minuscule, mais ce n’en était pas moins une épine dans le flanc de Cerbère ; c’était évident, même de l’endroit où se trouvait Sylveste. La croûte, autour de la tête de pont, ressemblait à un abcès infecté au-delà des tolérances prévues par ses constructeurs. Il semblait que la planète avait renoncé à toute velléité de réalisme dans un rayon de plusieurs kilomètres autour de l’arme. Elle était retournée à son état initial : une grille hexagonale aux bords fondus dans la roche.
D’ici quelques minutes, ils seraient au-dessus de la gueule – l’extrémité ouverte du cône. Sylveste était encore protégé par l’air liquide du scaphandre, et pourtant il se sentait déjà tiraillé par la gravité. Elle était faible, certes – un quart de la gravité terrestre –, mais s’il était tombé de l’altitude à laquelle il se trouvait en cet instant, avec ou sans scaphandre, il serait mort.
C’est alors que quelque chose entra dans son champ de vision. Il demanda un agrandissement et vit un scaphandre exactement identique au sien, dont la blancheur se détachait sur la nuit environnante. Il était un peu devant lui, mais suivait la même trajectoire et se dirigeait vers l’entrée circulaire de la tête de pont. Deux proies de choix dérivant dans le vide, sur le point d’être happées par l’énorme entonnoir béant de la tête de pont et digérées dans le ventre de Cerbère, se dit-il.
Et, ajouta-t-il in petto, il n’y avait pas de retour en arrière possible.
Les trois femmes cavalaient dans une coursive jonchée de rats crevés et de carcasses raidies, noircies, qui avaient peut-être été des rats ; les résidus n’incitaient pas à un examen plus attentif. Elles n’avaient, à elles trois, qu’une seule arme un peu sérieuse : un gros fusil capable d’éliminer tous les cyborgs que le bâtiment leur enverrait. Cela dit, leurs petites armes pourraient aboutir au même résultat, à condition qu’elles sachent s’en servir. Et avec beaucoup de chance.
Le sol se soulevait par moments, sous leurs pieds, d’une façon très inquiétante.
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Khouri en traînant la patte.
Elle avait été blessée lors de l’explosion du poste médical. Et Volyova n’était pas plus fringante. Elle avait tout un côté en feu, comme si les cicatrices des blessures qu’elle avait reçues depuis Resurgam s’étaient rouvertes en même temps.
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