Elle venait de se rappeler que c’était le bâtiment qui contrôlait les rats-droïdes.
Lorsque Sylveste revint à lui – il mit un bref instant à se rappeler quand il avait perdu conscience au juste –, il était entouré par un aréopage d’étoiles brouillées. Elles se livraient à une danse très complexe, et s’il ne s’était déjà senti nauséeux, il était sûr que cette seule vision lui aurait mis le cœur au bord des lèvres. Que faisait-il là ? Et pourquoi se sentait-il tellement bizarre, comme s’il était enroulé dans du coton ? Il était dans un scaphandre, voilà ce qui se passait. Un scaphandre comme celui qui les avait amenés, Pascale et lui, depuis Resurgam. Et ce scaphandre obligeait ses poumons à respirer, au lieu d’air, le fluide dont il était empli.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en sous-vocalisant.
Il savait que le scaphandre le comprendrait, grâce au simple réseau audio intégré à son casque.
— Je me retourne, l’informa le scaphandre. Inversion au point médian de la trajectoire.
— Mais où on est, putain ! ?
Il avait du mal à faire le tri dans ses souvenirs. Autant chercher le bout d’une corde emmêlée. Il n’avait pas idée de l’endroit par où il devait commencer.
— À plus d’un million de kilomètres du bâtiment ; un peu moins de Cerbère.
— Nous avons fait tout ce chemin comme ça… Non, attendez ! Je n’ai pas idée du temps que ça fait.
— Nous sommes partis il y a soixante-quatorze minutes. (À peine plus d’une heure, se dit Sylveste. Enfin, même si le scaphandre lui avait dit que ça faisait une journée, il l’aurait admis sans discussion.) Notre accélération moyenne était de dix g. Le triumvir Sajaki m’a ordonné de faire très vite.
Oui, il se souvenait, maintenant : l’appel de Sajaki en pleine nuit, la course précipitée vers les scaphandres. Il avait laissé un message à Pascale, mais il en avait oublié les détails. C’avait été sa seule concession, le seul luxe qu’il s’était accordé. De toute façon, même s’il avait eu des jours pour se préparer à l’entrée dans la planète, il n’aurait pas pu faire grand-chose. Il n’avait pas besoin de documentation particulière ou de matériel d’enregistrement, puisqu’il avait accès à la bibliothèque et aux capteurs intégrés au scaphandre. Les scaphandres étaient armés et capables de se défendre de façon autonome, selon ces mêmes modes d’attaque que l’arme de Volyova était en train d’expérimenter. Ils pouvaient aussi fabriquer des instruments scientifiques, ou se munir de compartiments pour le stockage des échantillons. À part ça, ils étaient aussi autonomes qu’un vaisseau spatial. Il réalisa avec un choc qu’il raisonnait mal : les scaphandres étaient des vaisseaux spatiaux à une place, flexibles, capables de se changer en navette atmosphérique et si nécessaire en engin roulant de surface. Raisonnablement, il n’aurait pu rêver mieux pour pénétrer dans Cerbère.
— Je me réjouis d’avoir dormi pendant l’accélération, dit Sylveste.
— Vous n’aviez pas le choix, répondit le scaphandre avec une indifférence manifeste. Votre conscience était annihilée. Maintenant, veuillez vous préparer à la phase de décélération. Vous vous réveillerez lorsque nous serons sur le point d’arriver à destination.
Sylveste commença à formuler une question, mentalement : pourquoi Sajaki ne s’était-il pas encore manifesté, alors qu’il lui avait promis de l’accompagner ? Mais avant qu’il ait eu le temps de traduire ses pensées afin d’être compris du réseau audio, le scaphandre le replongea dans un sommeil aussi dépourvu de rêves que le précédent.
Pendant que Khouri allait chercher Pascale Sylveste, Volyova regagna la passerelle en évitant de prendre les ascenseurs. Heureusement, elle en était à moins de vingt niveaux. C’était épuisant, mais faisable. Et relativement sûr : elle savait que le vaisseau ne pouvait envoyer de drones dans les cages d’escalier, même pas les machines flottantes qui rôdaient dans les coursives en suivant des pistes magnétiques supraconductrices. Elle gravit néanmoins l’escalier en spirale, son arme lance-projectiles braquée devant elle, prête à tirer, s’arrêtant parfois en retenant son souffle, à l’affût du moindre bruit.
Tout en montant, elle essaya de penser à la myriade de façons dont le bâtiment pouvait l’éliminer. C’était un défi intellectuel intéressant ; ça mettait à l’épreuve sa connaissance du vaisseau d’une façon qu’elle n’avait jamais envisagée. Ça lui faisait regarder les choses sous un éclairage nouveau. Il n’y avait pas si longtemps, elle s’était trouvée un peu dans la même position que le bâtiment, en ce moment précis. Elle voulait tuer Nagorny, ou du moins l’empêcher de constituer une menace pour elle, ce qui revenait pratiquement au même. En fin de compte, elle l’avait éliminé parce qu’il avait d’abord essayé d’avoir sa peau à elle, mais c’était la façon dont elle l’avait exécuté qui la hantait à présent. Elle avait tué Nagorny en provoquant une accélération et une décélération du bâtiment si brutales qu’il avait été littéralement broyé. Tôt ou tard – elle ne voyait pas comment il pourrait en être autrement –, le vaisseau y penserait sûrement tout seul. Et à ce moment-là, il vaudrait mieux qu’elle ne soit plus à bord.
Elle arriva sans encombre à la passerelle, où elle scruta les ombres à la recherche d’une machine en embuscade, ou – pire, à présent – d’un rat. Elle ne voyait pas ce que les rats pourraient lui faire, mais elle n’avait vraiment pas envie de le savoir.
La passerelle était déserte, et rien ne semblait avoir bougé depuis la dernière fois. Les dégâts provoqués par Khouri étaient encore visibles, et le sang de Sajaki maculait toujours le sol. La sphère synoptique, éternellement allumée, affichait les données concernant l’état de la tête de pont. Elle ne pouvait s’empêcher de la considérer avec un intérêt de propriétaire. Elle tenait toujours bravement le coup face aux forces antibiotiques déchaînées par le monde non humain. Et pourtant, tout en éprouvant un sursaut de fierté, Volyova faisait des vœux pour qu’elle succombe, afin que Sylveste ne puisse entrer dans la planète. À supposer que ce ne soit pas encore fait.
— Pourquoi êtes-vous venue ? demanda une voix.
Elle fit volte-face. Quelqu’un était debout devant la paroi incurvée de la passerelle. Quelqu’un qu’elle ne connaissait pas ; juste une forme sombre, drapée dans une cape, les mains croisées devant elle, le visage réduit à un crâne grimaçant perdu dans l’ombre du capuchon. Elle l’arrosa avec son arme, mais la forme sombre était toujours là, alors que la salve aurait dû la déchiqueter. Les traces ionisées planèrent un moment dans le vide comme des bannières.
Une autre silhouette, vêtue différemment, apparut à côté de la première.
— Votre règne en ces lieux est achevé, dit-elle en norte archaïque, le processeur de Volyova traduisant si lentement ses paroles qu’elle n’en comprit pas immédiatement le sens.
— Vous devez comprendre, triumvira, que ce domaine ne vous appartient plus, dit une nouvelle forme, à l’autre bout de la salle.
Le nouveau venu arborait la carapace rigide d’un scaphandre spatial incroyablement antique, bardé de tubes cannelés et de protubérances encombrantes. Il parlait le plus ancien dialecte russe qu’elle ait jamais entendu.
— Qu’espériez-vous en venant ici ? C’est un scandale… s’indigna le premier personnage.
Un autre apparut à côté de lui, et se mit à l’invectiver ; puis un autre encore. Autant de fantômes du passé surgissant de tous côtés.
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