— Qu’avez-vous à me dire ?
— Je sais que vous êtes allé avec Sajaki voir les Schèmes Mystifs. L’équipage en a assez parlé – et Sajaki lui-même n’en a pas fait mystère. Mais ce que personne n’a dit, c’est ce qui s’est passé là-bas, ce que les Mystifs vous ont fait. Oh, je sais ! il y a eu des rumeurs, mais ce n’était que ça : des rumeurs, lancées par Sajaki pour m’induire en erreur.
— Il ne s’est rien passé, là-bas.
— Oh si ! Et voilà ce qui s’est passé : vous avez tué Sajaki, il y a des années déjà.
Sa réponse lui parvint, amusée, comme s’il avait mal entendu.
— Moi, j’aurais tué Sajaki ?
— Vous l’avez fait tuer par les Mystifs. Vous avez fait effacer ses schémas neuraux, et superposer les vôtres sur son esprit. Vous êtes devenu lui.
Elle reprit son souffle. Elle avait presque fini.
— Une existence ne vous suffisait pas. Vous avez peut-être senti, à ce moment-là, que ce corps ne durerait pas très longtemps, avec tous les virus qui traînaient. Alors vous avez colonisé votre adjoint. Quant aux Mystifs, ils ont fait ce que vous leur demandiez parce qu’ils nous sont tellement étrangers qu’ils ne pouvaient même pas comprendre le concept de meurtre. Mais c’est bien ça, hein ?
— Non…
— Fermez-la. C’est pour ça que Sajaki ne voulait pas que vous guérissiez : parce qu’il était vous, et qu’il n’avait pas besoin de guérir. Et c’est pour ça que Sajaki a réussi à dénaturer mon remède contre la peste. Parce qu’il savait tout ce que vous saviez. Je devrais vous laisser crever, pour ça, svinoï ! Sauf que vous êtes déjà crevé, figurez-vous, parce que, à l’heure qu’il est, ce qui reste de Sajaki redécore l’hôpital de bord.
— Sajaki… mort ? demanda-t-il, alors qu’il semblait n’avoir même pas entendu que les autres étaient morts.
— C’est ça, votre idée de la justice ? Vous êtes tout seul, maintenant ; rigoureusement seul. Alors la seule chose que vous pouvez faire est de protéger votre propre existence contre le Voleur de Soleil en croissant, en vous laissant dévorer par la peste.
— Non, je vous en prie !
— Vous avez tué Sajaki, capitaine ?
— C’était… il y a si longtemps…
Mais quelque chose dans sa voix était presque un aveu. Volyova vida le chargeur du lance-aiguilles dans le sarcophage. Regarda clignoter puis s’éteindre les rares voyants encore fonctionnels et sentit remonter la température, seconde après seconde. Le givre qui gainait le sarcophage commença presque aussitôt à fondre, devint transparent.
— Je vais m’en aller, maintenant, dit-elle. Je voulais juste connaître la vérité. Je vous souhaite bonne chance, capitaine. Vous en aurez besoin.
Puis elle s’enfuit en courant, terrifiée à l’idée de ce qui pouvait se passer derrière elle.
Le scaphandre de Sajaki dérivait devant Sylveste comme un fruit tentant alors qu’ils amorçaient la descente dans l’entonnoir de la tête de pont. Le cône inversé, à moitié enfoui, semblait tout petit, quelques minutes auparavant, mais Sylveste ne voyait plus que lui, à présent. Ses parois grises, abruptes, obstruaient l’horizon dans toutes les directions. La tête de pont était parfois animée d’un frémissement. Sylveste se rappelait alors qu’elle menait un combat acharné contre les armes défensives de la croûte, et qu’il ne devait pas compter aveuglément sur sa protection. Si elle cédait, il serait broyé en quelques heures. La blessure de la croûte se refermerait, et avec elle sa seule issue.
— Nous devons compenser la masse réactive, dit le scaphandre.
— Comment ?
C’était la première fois que Sajaki prenait la parole depuis qu’ils avaient quitté le bâtiment.
— Nous avons utilisé beaucoup de masse pour venir ici. Nous devons refaire le plein avant d’entrer en territoire hostile.
— Et où ça ?
— Regardez autour de vous. Il y a une énorme quantité de masse réactive qui n’attend que d’être utilisée.
Évidemment. Rien ne les empêchait d’absorber les ressources de la tête de pont… Sylveste laissa Sajaki prendre le contrôle de son scaphandre. L’une des parois abruptes, incurvée, se rapprocha. Elle disparaissait sous les extrusions complexes et les amas de machines disposées n’importe comment. L’échelle de la chose était stupéfiante, à présent ; on aurait dit la muraille incurvée d’un barrage dont les deux extrémités se seraient rejointes. Quelque part dans cette muraille, se dit-il, se trouvaient les cadavres d’Alicia et des autres mutins…
La gravité était assez perceptible pour engendrer un fort vertige, encore accru par le fait que la tête de pont allait en s’étrécissant, de sorte qu’il avait l’impression de descendre dans un puits d’une profondeur infinie. À près d’un kilomètre de lui, la chose en forme d’étoile qui était le scaphandre de Sajaki s’était rapprochée de la muraille verticale, du côté opposé. Quelques instants plus tard, Sylveste se posa sur une saillie de la paroi, d’un mètre à peine de largeur. Ses pieds établirent le contact en douceur, et il resta là, prêt à basculer à la renverse dans le néant, derrière lui.
— Que dois-je faire ?
— Rien, répondit Sajaki. Votre scaphandre sait exactement ce qu’il doit faire. Je vous conseille de vous fier à lui : si vous êtes en vie, c’est grâce à lui.
— Et c’est censé me rassurer ?
— Parce que vous croyez que c’est de ça que vous avez besoin, à ce stade ? Vous êtes sur le point d’entrer dans l’un des environnements les plus étranges qu’un être humain ait jamais connus. Pour moi, s’il y a une chose dont vous n’avez pas besoin, c’est bien d’être rassuré.
Sous les yeux de Sylveste, le thorax du scaphandre extruda une sorte de membre qui se plaqua à la paroi de la tête de pont. Quelques secondes plus tard, le membre se mit à palpiter et des bosses apparurent sur sa longueur. Des bosses grouillantes, qui s’engouffraient dans le scaphandre.
— C’est répugnant, commenta Sylveste.
— Il digère les éléments lourds de la tête de pont, dit Sajaki. Et la tête de pont se laisse faire sans regimber, parce qu’elle a reconnu le scaphandre comme amical.
— Et si nous manquons d’énergie quand nous serons à l’intérieur de Cerbère ?
— Vous serez mort bien avant que le manque d’énergie ne devienne un problème pour votre scaphandre. Il a seulement besoin de refaire le plein de masse réactive pour ses propulseurs. Il a toute l’énergie nécessaire, mais il lui faut des atomes pour accélérer.
— Je ne suis pas sûr d’apprécier le détail concernant ma mort.
— Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour.
Il me met à l’épreuve, se dit Sylveste. Il y songea sérieusement l’espace d’un instant, mais guère plus. Il avait peur, oui – peur comme jamais. Ou plutôt si ; mais il ne pouvait y songer sans frémir. Et lorsqu’il s’était trouvé dans les parages du Voile de Lascaille, il savait que la seule façon de tordre le cou à sa peur était de continuer. D’affronter ce qui suscitait cette peur, quoi que ce soit. Pourtant, quand le scaphandre eut refait le plein, il dut prendre son courage à deux mains pour quitter la corniche et poursuivre la descente dans le vide circonscrit par la tête de pont.
Ils se laissèrent tomber pendant de longues secondes avant de freiner leur chute par de brèves poussées de leurs réacteurs. Sajaki laissa Sylveste contrôler lui-même son scaphandre en diminuant son autonomie jusqu’à ce qu’il le dirige à peu près complètement. La transition fut à peine sensible. Ils descendaient maintenant à près de trente mètres à la seconde, mais comme les parois de l’entonnoir se rapprochaient, ils avaient l’impression d’aller plus vite. Sajaki n’était plus qu’à quelques centaines de mètres devant lui et, malgré cela – peut-être parce que aucune présence humaine n’était discernable derrière la visière opaque de son scaphandre –, Sylveste se sentait terriblement seul. Non sans raison, se dit-il : il était probable qu’aucune créature pensante ne s’était trouvée si près de Cerbère depuis que les Amarantins s’en étaient approchés. Quels fantômes avaient pourri là, depuis tous ces siècles ?
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