Elle prit l’absence de réponse du Voleur de Soleil pour une approbation tacite. Elle n’était donc pas loin de la vérité. Le non-humain n’avait peut-être pas appris toutes les ficelles du métier. Le mensonge, cet art typiquement humain, devait être encore nouveau pour lui.
— Laisse-moi prendre la navette, dit-elle.
— Un vaisseau de cette configuration est trop gros pour entrer dans Cerbère, même si vous aviez l’intention de rejoindre Sylveste.
S’imaginait-il vraiment qu’elle n’y avait pas pensé toute seule ? L’espace d’un instant, elle eut pitié du Voleur de Soleil, si singulièrement sous-équipé pour saisir le fonctionnement de l’esprit humain. À un certain niveau, il s’en sortait assez bien, quand il pouvait brandir des menaces ou promettre des récompenses ; autant d’appâts qui reposaient sur les émotions. Ce n’était pas sa logique qui était en défaut ; il aurait plutôt surestimé son importance dans les affaires humaines, comme si en indiquant à Volyova la nature essentiellement suicidaire de la mission qu’elle s’était fixée il espérait l’en détourner ; la retourner et l’amener à se ranger de son côté. Le pauvre monstre pitoyable, se dit-elle.
— J’ai un mot pour toi, dit-elle en se dirigeant vers le sas, mettant le drone au défi de l’intercepter.
Elle articula ce mot, après avoir récité les incantations préliminaires requises pour l’actionner. Ce mot, elle n’aurait jamais cru l’utiliser dans ce contexte. Cela dit, elle l’avait déjà utilisé une fois, à sa propre surprise. Et le fait qu’elle s’en souvienne était presque aussi surprenant. Volyova avait décidé que l’heure n’était plus aux tergiversations.
Ce mot était Ankylose.
Il eut un effet intéressant sur le drone. Il n’essaya pas de lui barrer la route alors qu’elle arrivait au sas et s’installait à bord de la Mélancolie – la navette qu’elle avait choisie. Au lieu de quoi il resta quelques secondes en vol stationnaire et fonça vers un mur, le contact soudain coupé avec le bâtiment. Il était maintenant obligé de se rabattre sur ses modes de fonctionnement autonomes, forcément limités. Il n’était rien arrivé au drone proprement dit, l’exécution du programme Ankylose n’affectant que les systèmes du bâtiment. Mais l’un des premiers systèmes atteints avait été le réseau de contrôle radio-optique qui asservissait tous les drones. Seuls les drones autonomes continuaient à fonctionner sans incident, or ces machines ne s’étaient jamais trouvées sous l’influence du Voleur de Soleil. Maintenant, les milliers de drones asservis du bâtiment tout entier devaient se précipiter vers les terminaux d’accès afin de se brancher directement sur les systèmes de commande. Même les rats devaient être perdus, les aérosols qui diffusaient leurs instructions biochimiques figurant au nombre des systèmes concernés. Libérés du contrôle machine constant, les rongeurs devaient commencer à se rabattre sur un mode d’archétype plus caractéristique de leurs ancêtres sauvages.
Volyova ferma le sas et constata avec satisfaction que la navette se tenait aux ordres depuis qu’elle avait perçu sa présence. Elle se rendit dans la cabine. Les voyants de navigation étaient déjà allumés et la console se reconfigurait pour s’accorder au genre d’interface qu’elle privilégiait : des surfaces qui coulaient, liquides, vers un nouvel idéal.
Elle n’avait plus qu’à partir.
— Vous avez senti ? demanda Khouri depuis la chambre-araignée, toute de bronze et de capitonnages cossus. Le bâtiment a eu un frémissement, comme un tremblement de terre.
— Vous croyez que c’était Ilia ?
— Elle a dit que nous pourrions nous détacher quand nous recevrions un signal. Et elle a dit que ce serait aussi évident que l’enfer. C’était assez évident, il me semble ?
Elle savait que si elle attendait plus longtemps elle commencerait à douter de ses propres sens. Elle se demanderait si elle n’avait pas rêvé le frémissement, et il serait trop tard. Volyova avait été bien claire sur ce point : quand elle recevrait le signal, Khouri avait intérêt à agir vite. Elle n’aurait pas beaucoup de temps devant elle.
Alors elle lâcha tout.
Elle bascula à fond deux des manettes de cuivre ; pas comme elle avait vu Volyova le faire, mais dans le simple espoir que cette manœuvre brutale, excessive, un geste improvisé et très vraisemblablement stupide, aurait des conséquences normalement indésirables, comme de faire lâcher prise à la chambre-araignée, qui se détacherait de la coque. Et c’était tout ce qu’elle demandait en cet instant précis.
La chambre-araignée s’éloigna de la coque.
— D’ici quelques secondes, dit Khouri, l’estomac en révolution à cause du soudain passage en chute libre, soit nous serons mortes, soit nous serons sauvées. Si c’était le signal qu’Ilia voulait nous donner, mieux vaut nous éloigner de la coque. Mais si ce n’était pas ça, nous serons dans le champ des armes du bâtiment d’ici quelques secondes.
Khouri vit le bâtiment reculer, monter lentement et s’éloigner, puis elle dut plisser les yeux, éblouie par la lumière des moteurs Conjoineur. Ils tournaient au ralenti, et pourtant l’éjection brillait comme le soleil. Il y avait un moyen de fermer les persiennes devant les hublots de la chambre-araignée, mais lequel ? Khouri avait oublié ce détail.
— Pourquoi ne nous tire-t-il pas dessus tout de suite ?
— Il courrait le risque de s’endommager lui-même. D’après Ilia, il y a des limites impossibles à transgresser. Même le Voleur de Soleil n’y peut rien. Il doit faire avec. Je pense que nous n’allons pas tarder à être fixées…
— Que croyez-vous qu’était ce signal ? demanda Pascale, comme si le fait de parler la rassurait.
— Un programme, répondit Khouri. Enfoui dans les profondeurs du vaisseau, à un endroit où le Voleur de Soleil ne risquait pas de le trouver. Raccordé à des milliers de coupe-circuits dans tout le bâtiment. Quand elle l’a lancé – si elle l’a lancé –, il a dû couper des milliers de systèmes simultanément. Un gros bug. Je pense que c’était ça, ce tremblement.
— Et les armes sont concernées aussi ?
— Non… pas exactement. Pas si je me souviens bien de ce qu’elle m’a dit. Certains des capteurs, et peut-être certains des systèmes de visée, mais le poste de tir n’est pas affecté. Je me souviens au moins de ça. Cela dit, le reste du bâtiment doit être tellement perturbé que le Voleur de Soleil mettra un moment à s’en remettre. À retrouver ses marques, ses coordonnées. Et puis il pourra recommencer à tirer.
— Mais les armes pourraient être réactivées à tout moment, maintenant ?
— C’est pour ça qu’on a intérêt à se dépêcher.
— Il semblerait que nous soyons encore en train de tenir une conversation. Est-ce que ça veut dire… ?
— Je crois, fit Khouri en grimaçant un sourire. Je crois que j’ai bien interprété le signal, et que nous sommes en sûreté. Pour le moment, du moins.
Pascale laissa échapper un gros soupir.
— Et maintenant ?
— Maintenant, il faut qu’on retrouve Ilia.
— Et comment ?
— Ça ne devrait pas être difficile. Elle a dit que nous n’avions rien à faire ; juste attendre le signal. Et qu’elle serait…
Khouri n’acheva pas sa phrase. Elle regardait le gobe-lumen qui les dominait de sa masse immense telle la flèche d’une cathédrale en suspension dans le vide. Et il y avait quelque chose qui n’allait pas.
Quelque chose en déparait la symétrie.
Quelque chose s’en détachait.
Ça avait commencé comme une minuscule incision ; comme si un poussin tentait de faire passer la pointe de son bec à travers la coquille de son œuf. Et puis il y eut un geyser de lumière blanche, suivi d’une série d’explosions. Un champignon formé d’éclats de coque pulvérisée en jaillit, rapidement empoigné dans l’étau de la gravité, de sorte que le voile de destruction fut balayé, révélant les dégâts sous-jacents. C’était un petit trou percé dans la coque. Petit, mais le bâtiment était tellement énorme que le trou devait bien faire une centaine de mètres de diamètre.
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