— Vous abriter de qui, ou de quoi ?
— De ceux qui avaient survécu à la Guerre de l’Aube. De ceux à qui on avait donné le nom d’Inhibiteurs.
Elle hocha la tête. Elle ne comprenait pas tout, et de loin, mais une chose était claire pour elle : ce que Khouri lui avait dit – les bribes de l’étrange rêve qui lui avait été dispensé dans le poste de tir –, cela au moins était proche de la vérité. Khouri ne se souvenait pas de tout, et ce dont elle se souvenait, elle ne le lui avait pas forcément raconté dans l’ordre, mais Volyova comprenait maintenant qu’on lui avait demandé de saisir quelque chose de trop énorme, de trop étranger – de trop apocalyptique – pour que son esprit l’intègre en douceur. Elle avait fait de son mieux, mais ça n’avait pas suffi.
Et voilà que Volyova s’entendait révéler une partie du même tableau d’ensemble, bien que d’une perspective étrangement différente.
Khouri avait entendu parler de la Guerre de l’Aube par la Demoiselle, qui ne voulait pas que Sylveste réussisse. Ce que le Voleur de Soleil désirait plus que tout au monde.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle. Je sais ce que vous êtes en train de faire : vous me retenez pour gagner du temps. Vous savez que j’écouterai tout ce que vous avez à dire. C’est vrai. Il faut que je sache. Que je sache tout.
Et le Voleur de Soleil répondit à toutes les questions qu’elle lui posa.
Après, quand ce fut fini, Volyova décida de faire bon usage de l’une des cartouches de son chargeur. Elle tira dans la sphère synoptique ; l’énorme globe de verre explosa en un milliard d’esquilles pareilles à des cristaux de glace, pulvérisant le visage du Voleur de Soleil.
Khouri et Pascale effectuèrent le circuit qui menait à la clinique, évitant les ascenseurs et les coursives dans lesquels les drones pouvaient se déplacer facilement. Elles avançaient, l’arme au clair, et tiraient dans tout ce qui avait l’air ne fût-ce que vaguement suspect, même si ça devait se révéler n’être qu’une ombre bizarre ou une drôle de bosse formée par la corrosion sur une paroi ou une cloison.
— Rien ne vous avait donné à penser qu’il allait partir aussi vite ? demanda Khouri.
— Pas aussi vite, non. J’avais bien essayé de l’en dissuader, mais je savais qu’il essaierait à un moment ou à un autre.
— Et quelle impression cela vous laisse-t-il ?
— Que voulez-vous que je vous dise ? C’était mon mari. Nous nous aimions. Je le déteste pour ce qu’il a fait – comme vous le détesteriez, vous aussi. Je ne le comprends pas. Et malgré ça, je l’aime toujours. Je n’arrête pas de me dire… Il est peut-être déjà mort. Il se pourrait qu’il soit mort, hein ? Et même s’il ne l’est pas encore, rien ne prouve que je le reverrai.
Sur ces mots, elle craqua. Khouri tendit le bras pour la soutenir. Pascale essuya ses larmes. Elle avait les yeux rouges.
— L’endroit où il va n’est pas très sûr, répondit Khouri, tout en se demandant si Cerbère était vraiment un endroit tellement plus dangereux que le vaisseau, maintenant.
— Non. Je sais. Je pense qu’il ne réalise même pas le danger qu’il court, ou qu’il nous fait courir.
— D’un autre côté, votre mari n’est pas n’importe qui. C’est tout de même Sylveste.
Khouri rappela à Pascale que Sylveste semblait être né sous une bonne étoile, et qu’il serait bizarre que la chance l’abandonne maintenant, alors que la chose après laquelle il avait toujours couru était à portée de main.
— C’est un salaud visqueux, et je pense qu’avec sa veine il va encore s’en sortir.
Ce qui sembla apaiser un peu Pascale.
Puis Khouri lui dit que Hegazi était mort, et que le vaisseau tentait apparemment de tuer tous ceux qui étaient encore à bord.
— Sajaki ne peut pas être là, dit Pascale. Écoutez, c’est impossible. Dan n’aurait jamais pu aller seul jusqu’à Cerbère. Il aurait eu besoin que l’un de vous l’accompagne.
— C’est bien ce que pensait Volyova.
— Alors pourquoi sommes-nous là ?
— Je pense qu’Ilia n’avait pas confiance en ses propres convictions.
Khouri poussa la porte de la coursive partiellement inondée qui menait à l’infirmerie, envoyant valser un rat-droïde. Une drôle d’odeur planait dans la pièce. Elle comprit tout de suite qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas.
— Pascale, il s’est passé quelque chose de bizarre, ici.
— Je… euh, que suis-je censée dire à ce stade ? Je vous couvre ?
Pascale tenait son lance-rayon comme si elle ne savait trop qu’en faire.
— Oui, répondit Khouri. Bonne idée. Couvrez-moi.
Elle entra dans l’infirmerie en balayant l’espace, devant elle, avec le canon de son arme.
Lorsqu’elle avança, la salle sentit sa présence et déclencha l’allumage des lumières. Khouri était venue voir Volyova, quand elle était blessée. Elle croyait connaître approximativement la disposition des lieux.
Elle regarda le lit où elle était sûre que Sajaki avait dû se trouver. Au-dessus du lit planait un assemblage compliqué d’instruments médicaux servo-mécaniques munis de charnières et de rotules, ancrés autour d’un point central. On aurait dit une main d’acier mutante dotée de beaucoup trop de doigts, tous terminés par des griffes.
Il n’y avait pas un seul centimètre carré de métal qui ne fût couvert de sang ; une couche épaisse de sang coagulé. Comme si une chandelle écarlate avait coulé dessus.
— Pascale, je ne crois pas…
Mais elle avait vu, elle aussi, ce qu’il y avait sur le lit, sous les bras articulés ; la chose qui avait peut-être été jadis Sajaki. La couchette disparaissait aussi sous le sang. Il était difficile de voir où Sajaki se terminait et où ses restes éviscérés commençaient. Khouri pensa soudain au capitaine ; un capitaine dont les excroissances métalliques auraient été ici teintées d’écarlate. À croire qu’un artiste avait traité le même thème dans une matière différente, plus charnelle. Deux moitiés du même diptyque morbide.
Sa poitrine était démesurément gonflée, soulevée au-dessus du niveau de la couchette comme s’il était parcouru par un courant qui le galvanisait encore. Et la cage thoracique était évidée ; le sang s’accumulait dans un profond cratère qui courait du sternum à l’abdomen. On avait l’impression qu’un terrible poing d’acier s’était enfoncé dedans et avait arraché tout ce qu’il contenait. Et c’était peut-être ce qui s’était passé. Peut-être même dormait-il, à ce moment-là. Pour avoir confirmation de cette théorie, elle scruta son visage afin de déchiffrer un semblant d’expression sous l’enduit rouge.
Non. Le triumvir Sajaki était sûrement réveillé.
Elle sentit la présence de Pascale, juste dans son dos.
— N’oubliez pas que j’ai déjà vu la mort, dit-elle. J’étais là quand mon père s’est fait assassiner.
— Oui, mais ça, vous ne l’avez jamais vu.
— Non, répondit-elle. Vous avez raison. Je n’ai jamais rien vu de pareil.
C’est alors que la poitrine explosa. Quelque chose en jaillit, au départ dissimulé par le geyser de sang ainsi provoqué, si bien que la raison de l’éruption ne fut pas tout de suite évidente, puis la chose atterrit sur le sol trempé de sang de la pièce et détala, une queue annelée, pareille à un ver, fouettant l’air dans son sillage. Trois autres rats pointèrent le nez dans la carcasse de Sajaki et prirent le vent en regardant Khouri et Pascale avec leurs petits yeux noirs. Ils émergèrent de la caldeira qui avait été sa cage thoracique, bondirent à terre, suivirent celui qui venait de détaler et disparurent dans les coins sombres de la salle.
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