Sa voix se mêla à celle d’un énième fantôme qui lui parlait, sur sa droite :
— Vous n’avez pas de mandat ici, triumvira. Permettez-moi de vous dire…
— … gravement outrepassé votre autorité et devez maintenant vous soumettre à…
— … cruellement déçu, Ilia, et je dois vous demander courtoisement de…
— … renoncer… privilèges…
— … rigoureusement inacceptable…
Elle se mit à hurler, mêlant sa voix aux leurs, et le brouhaha se mua en un rugissement continu, inarticulé. La congrégation des morts emplissait à présent tout l’espace. Où que portât son regard, elle ne voyait plus qu’une foule de visages du temps jadis, aux lèvres frémissantes. Et chacun lui parlait, se croyant seul à retenir son attention. Et tous l’imploraient comme s’ils la croyaient toute-puissante. L’imploraient et se lamentaient ; sur un ton d’abord revendicatif, déçu, puis de plus en plus hargneux et méprisant. On aurait dit qu’elle les avait laissés tomber avec une brutalité inimaginable, se rendant coupable d’une telle vilenie qu’elle en était indicible et ne pouvait être exprimée que par la révulsion incurvée de leurs lèvres et la honte abjecte qu’on lisait dans leurs yeux.
Elle leva le canon de son arme, en proie à la tentation vertigineuse de vider son chargeur sur ces fantômes. Elle ne pouvait les tuer, évidemment, mais elle pouvait sérieusement endommager leur système de projection. Cela dit, elle avait intérêt à économiser ses munitions, maintenant que l’armothèque était inaccessible.
— Fichez le camp ! hurla-t-elle. Foutez-moi la paix !
L’un après l’autre, les morts se turent et disparurent en secouant la tête, l’air désappointés, dégoûtés à l’idée de rester un instant de plus en sa présence. Elle se retrouva enfin seule dans la salle, le souffle rauque, haletant. Il fallait qu’elle se calme. Elle alluma une cigarette et tira dessus lentement, en s’efforçant d’apaiser le tumulte de ses pensées. Elle prit la crosse de son arme dans sa main, caressa les dragons d’or et d’argent incrustés sur les côtés. Khouri avait bien choisi. Elle se réjouit de ne pas avoir gaspillé le chargeur pour le maigre plaisir de détruire la passerelle.
Une voix parla, depuis la sphère synoptique.
Volyova se retrouva face au Voleur de Soleil.
Il était comme elle l’imaginait depuis que Pascale lui avait expliqué à quoi renvoyait ce nom. Il était à la fois comme il devait être, et bien pire. Parce qu’elle ne voyait pas seulement de quoi il avait l’air ; elle le voyait aussi tel qu’il était à ses propres yeux, et il était à l’évidence complètement dérangé. Elle repensa à Nagorny et comprit comment il avait sombré dans la folie. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, rétrospectivement – pas s’il avait vécu avec cette chose dans la tête en permanence, sans savoir d’où elle venait et ce qu’elle attendait de lui. Non ; Volyova avait de la sympathie pour le défunt artilleur. Le pauvre, pauvre diable. Elle aurait peut-être sombré dans la psychose, elle aussi, si elle avait été confrontée à cette apparition, s’il l’avait traquée dans chacun de ses rêves, chacune de ses pensées éveillées.
Le Voleur de Soleil avait peut-être été amarantin, à une époque. Mais il avait changé, peut-être délibérément, grâce à la sélection impulsée par le génie génétique, se remodelant, ainsi que ses frères Bannis, en une espèce radicalement nouvelle. Ils avaient modifié leur anatomie pour voler sous gravité zéro, se faisant pousser d’immenses ailes. Des ailes qu’elle voyait, à présent. Elles faisaient une bosse derrière la tête fine, incurvée, qui semblait s’incliner vers elle.
La tête n’était qu’un crâne. Les orbites n’étaient pas exactement vides ; pas vraiment creuses ; elles semblaient emplies de quelque chose d’infiniment noir et profond, aussi noir et insondable que la membrane du Voile telle qu’elle l’imaginait. Les os du Voleur de Soleil brillaient d’un éclat incolore.
— En dépit de ce que j’ai précédemment dit, commença-t-elle lorsqu’elle eut surmonté le choc initial ou qu’il fut, au moins, devenu supportable, je pense que vous auriez depuis longtemps trouvé le moyen de me tuer, si c’était ce que vous vouliez.
— Vous ne pouvez pas savoir ce que je veux.
Ses paroles étaient une absence de mots qui prenaient un sens, comme s’ils étaient sculptés dans le silence. Les mâchoires complexes de la créature restaient rigoureusement immobiles. Elle se souvint que le langage n’était pas un mode de communication important chez les Amarantins. Leur société était basée sur l’expression visuelle. Une donnée aussi fondamentale s’était sûrement perpétuée, même après que la tribu du Voleur de Soleil eut quitté Resurgam et amorcé sa transformation ; une transformation si radicale que, lorsque les membres de la tribu étaient retournés sur leur monde, on les avait pris pour des dieux ailés.
— Je sais ce que vous ne voulez pas, répondit Volyova. Vous ne voulez pas que nous empêchions Sylveste d’atteindre Cerbère. C’est pour ça que nous devons mourir, maintenant ; pour éviter que nous trouvions un moyen de lui mettre des bâtons dans les roues.
— Sa mission est d’une importance primordiale pour moi, répondit le Voleur de Soleil, avant de rectifier : Pour nous. Pour nous qui avons survécu.
— Survécu à quoi ? lança-t-elle en se disant que c’était peut-être sa seule et unique chance d’arriver à comprendre. Non, attendez ! À quoi auriez-vous pu survivre sinon à la mort des Amarantins ? C’est ça ? Vous avez, on ne sait comment, trouvé le moyen de ne pas mourir ?
— Vous savez, maintenant, où j’ai pris possession de Sylveste.
C’était moins une question qu’une déclaration. Volyova se demanda combien de leurs conversations le Voleur de Soleil avait surprises.
— Ça a dû arriver dans le Voile de Lascaille, répondit-elle. C’est la seule explication plausible. Si l’on peut dire.
— C’est là que nous nous sommes réfugiés ; pendant neuf cent cinquante mille ans.
La coïncidence était trop étrange pour ne pas être chargée de sens.
— Depuis que la vie s’est éteinte sur Resurgam.
— Oui… fit-il, laissant s’éterniser un silence. C’est nous qui avons conçu les Voiles. Ce fut la dernière entreprise désespérée de notre tribu, bien après que ceux qui étaient restés en arrière, à la surface, eurent été anéantis.
— Je ne comprends pas. Ce que Lascaille a dit, et que Sylveste lui-même avait découvert…
— On ne leur a pas montré la vérité. Ce que Lascaille a vu était une fiction. Nous avions substitué à notre identité celle d’une culture beaucoup plus ancienne, rigoureusement différente de la nôtre. La vraie finalité des Voiles ne lui a pas été révélée. On lui a raconté un mensonge destiné à encourager la venue des autres.
Volyova comprenait maintenant la teneur de ce mensonge : Lascaille avait cru que les Voiles étaient des conservatoires de technologies dangereuses, de choses dont l’humanité rêvait secrètement, comme le moyen de voyager plus vite que la lumière. Lascaille l’avait ensuite répété à Sylveste, attisant son désir de s’introduire dans le Voile. Il avait réussi à convaincre la société demarchiste des environs de Yellowstone, en lui faisant miroiter les bienfaits stupéfiants qui les attendaient. Les premiers qui élucideraient ces mystères non humains en seraient récompensés au-delà de toute expression.
— D’accord ; c’était un mensonge, dit-elle. Mais alors, quelle était la véritable fonction des Voiles ?
— Nous les avons construits afin de nous cacher dedans, triumvira Volyova, répondit-il comme s’il se jouait d’elle, se réjouissait de sa confusion. C’étaient des sanctuaires. Des zones d’espace-temps restructuré, où nous pouvions nous abriter.
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