— Ça va Cal, assez parlé de toi, coupa Sylveste. C’est de Brannigan qu’il était question, tu te souviens ?
— Ça s’appelle planter le décor, mon cher petit, fit Calvin avec un clin d’œil. Bref, Brannigan était chimérique à l’extrême, et des mesures extrêmes s’imposaient. Quand il est tombé malade, ses amis n’avaient pas le choix : ils ont fait appel à moi. Évidemment, ça s’est passé le couteau sous la table, et c’était un dévoiement de mes compétences. Je m’intéressais de moins en moins aux modifications physiologiques. J’éprouvais une fascination croissante – une obsession, si vous voulez – pour les transformations neurales. Pour être plus précis, je cherchais le moyen de cartographier l’activité neurale directement au niveau de…
Calvin s’interrompit et se mordit la lèvre inférieure. Sylveste prit le relais :
— Brannigan l’a utilisé et, en échange, il l’a aidé à nouer des liens avec certains sujets fortunés de Chasm City. Des clients potentiels pour le programme des Quatre-Vingts. S’il avait réussi son coup avec Brannigan, ç’aurait été la fin de l’histoire. Mais il a saboté le boulot – il a fait le strict minimum, pour se débarrasser de ses comparses. S’il s’était donné la peine de faire ce qu’il fallait, nous ne serions pas dans ce pétrin à l’heure qu’il est.
— Ce qu’il veut dire, reprit Calvin, c’est que l’intervention à laquelle je me suis livré sur le capitaine ne pouvait être considérée comme permanente. Il était tellement chimérique que tôt ou tard, inévitablement, un nouvel aspect de sa physiologie allait requérir des soins. Et le problème était devenu d’une telle complexité qu’ils n’avaient absolument personne d’autre vers qui se tourner.
— Et voilà pourquoi ils sont revenus, ajouta Pascale.
— À l’époque, il commandait le vaisseau sur lequel nous allons embarquer, reprit Sylveste en regardant la simulation. Cal était mort après l’atrocité patente des Quatre-Vingts. Il ne restait de lui que cette simulation bêta. Inutile de dire que Sajaki – il était avec le capitaine, à l’époque – n’était pas très content. Mais ils ont tout de même trouvé un biais.
— Un biais ?
— Pour permettre à Calvin de s’occuper du capitaine. Ils ont découvert qu’il pouvait agir par mon intermédiaire. La simu bêta apportait l’expérience de la chirurgie chimérique et moi les muscles nécessaires pour effectuer le travail. « Le canal », pour reprendre la terminologie des Ultras.
— Il n’était donc pas forcément nécessaire de faire appel à toi, objecta Pascale. Pourvu qu’ils aient la simulation bêta – ou une copie –, n’importe lequel d’entre eux aurait pu faire office de… de muscle, comme tu l’as si élégamment dit.
— Ils auraient probablement préféré ; ils n’auraient plus été dépendants de moi. Mais la canalisation ne marche qu’à condition qu’il y ait un lien étroit entre la simu bêta et celui par l’intermédiaire de qui elle agit. C’est comme une main qui irait dans un gant. Ça marchait entre Calvin et moi parce qu’il était mon père ; il y avait de nombreux points de similitude génétique. Si on nous découpait le cerveau en tranches, on aurait probablement du mal à les différencier.
— Et maintenant ?
— Eh bien, ils sont revenus.
— Dommage qu’il ait salopé le boulot, la première fois, insista Calvin en soulignant sa remarque par un petit sourire d’autosatisfaction.
— Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même. C’est toi qui étais aux commandes. Je me suis contenté de faire ce que tu me disais. En réalité, pour l’essentiel, je n’étais même pas vraiment conscient, ajouta Sylveste en fronçant les sourcils. N’empêche que j’en ai détesté chaque minute quand même.
— Et ils vont t’obliger à recommencer, conclut Pascale. C’est donc ça ! Tout ce qui est arrivé ici, l’attaque de la colonie, c’était pour ça ? Pour t’obliger à venir au secours de leur capitaine ?
Sylveste hocha la tête.
— Au cas où ça t’aurait échappé, ces gens avec qui nous traitons ne sont pas à proprement parler humains. Leurs priorités, l’échelle temporelle sur laquelle ils vivent sont un peu… abstraites.
— Pour moi, ça ne s’appelle pas traiter. Ça s’appelle du chantage.
— Mouais, c’est là que tu te trompes, fit Sylveste. Tu comprends, cette fois, Volyova a commis une petite erreur. Elle m’a prévenu de son arrivée.
Volyova jeta un coup d’œil à la représentation de Resurgam. Ils ignoraient encore, en ce moment précis, la localisation de Sylveste. C’était comme une fonction ondulatoire quantique non résolue. Mais, dans un instant, ils auraient un relevé par triangulation de son émission radio, et la résolution de cette fonction ondulatoire ferait le tri parmi une myriade de possibilités.
— Alors, tu l’as ?
— Le signal est faible, dit Hegazi. La tempête que tu as provoquée initie beaucoup d’interférences dans l’ionosphère. Tu es fière de toi ?
— Calcule sa position, c’est tout ce qu’on te demande, svinoï.
— Patience, patience !
Volyova était à peu près sûre que Sylveste rappellerait à temps. Cela dit, quand elle entendit sa voix, elle ne put s’empêcher d’éprouver un certain soulagement : un nouveau maillon de la chaîne d’événements complexes qui consistait à le faire monter à bord avait trouvé sa place. Mais elle ne s’abusait pas : ce n’était pas fini. Et il y avait quelque chose d’arrogant dans les exigences de Sylveste – la façon dont il semblait ordonner que les choses se passent comme ci ou comme ça –, qui l’amenait à se demander si ses collègues avaient vraiment la main. Si ce salopard de Sylveste avait décidé de semer le germe du doute dans son esprit, c’était réussi. Qu’il aille se faire foutre ! Elle savait qu’il était rompu aux jeux de l’esprit, et elle s’y était préparée, mais pas assez. Puis elle fit mentalement un pas en arrière et récapitula la succession des événements. Après tout, Sylveste serait bientôt entre leurs mains. Ce qu’il ne pouvait pas anticiper de gaieté de cœur. Il savait pertinemment ce qui l’attendait. S’il avait été maître de son destin, ils ne risquaient pas de le voir monter à bord.
— Ah, fit Hegazi. J’ai un point. Tu veux entendre ce que ce salaud a à dire ?
— Branche-le.
La voix de l’homme retentit à nouveau, comme six heures auparavant, mais la différence était manifeste. Chaque mot que prononçait Sylveste était étouffé – presque noyé – par le hurlement continu de la tempête de verre.
— Je suis là, où êtes-vous ? Volyova, vous m’entendez ? Je demande si vous m’entendez ! Je veux une réponse ! Voici mes coordonnées par rapport à Cuvier. Il vaudrait mieux que vous m’écoutiez.
Il récita – plusieurs fois, par sécurité – une liste de chiffres qui indiquaient sa position à une centaine de mètres près. Des informations redondantes, compte tenu de la triangulation à laquelle ils se livraient au même moment.
— Allez ! Qu’est-ce que vous attendez ? Nous ne tiendrons pas le coup éternellement. Nous sommes en pleine tempête de verre ! Nous allons crever ici, si vous ne vous grouillez pas !
— Mmm, fit Hegazi. Il ne serait peut-être pas mauvais de répondre à ce pauvre bougre.
Volyova prit une cigarette. L’alluma. Savoura longuement la première bouffée. Avant de répondre :
— Pas encore. Disons d’ici une heure ou deux. Laissons-le mijoter un peu…
Khouri entendit un imperceptible frottement et le scaphandre ouvert s’approcha d’elle. Elle sentit sa pression doucement insistante sur sa colonne vertébrale, l’arrière de ses jambes, de ses bras et de sa tête. Du coin des yeux, elle vit les parties latérales du capuchon se replier autour d’elle, puis elle sentit les ailerons et les jambières du scaphandre se mouler sur ses membres. Enfin, la cavité thoracique se referma avec un bruit évocateur du grand slurp qui accompagne la dernière cuillerée d’un bol de porridge. Dont le scaphandre avait la couleur et l’aspect humide.
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