— Elle m’a demandé ?
— Tu n’as pas l’air surpris.
— Oh, je ne suis pas surpris. Juste déçu. Et puis ça fait beaucoup à encaisser d’un seul coup. (Calvin remit son monocle en place, et son œil grossi brûla d’un éclat maléfique derrière le verre ambré.) Tu crois qu’elle nous voulait tous les deux par mesure de sécurité, ou parce qu’elle a une idée derrière la tête ?
— Plutôt ça. Sauf qu’elle ne s’est pas particulièrement étendue sur ses motivations.
Calvin hocha pensivement la tête.
— Alors tu n’as traité qu’avec Volyova et personne d’autre, c’est ça ?
— Ça te paraît bizarre ?
— J’aurais cru que notre ami Sajaki allait montrer son nez à un moment ou à un autre.
— Moi aussi, mais elle n’a fait aucune allusion à lui. (Sylveste haussa les épaules.) Quelle importance, après tout ? Il n’y en a pas un pour racheter l’autre.
— D’accord. Sauf qu’avec Sajaki, au moins, on savait où on allait.
— Au fond d’un puits, tu veux dire ?
— Tu auras beau dire, c’est un homme de parole, répondit Calvin avec une mimique équivoque. Et avec lui – enfin, lui ou celui qui tire les ficelles dans cette histoire – tu as eu la paix, jusqu’à maintenant. Ils ont eu la décence de ne pas t’emmerder. Il y a combien de temps qu’ils nous ont lait venir à bord de cette monstruosité gothique qu’on appelle le Spleen de l’Infini ?
— Cent trente ans, par là. Beaucoup moins pour eux, évidemment. Quelques décennies tout au plus.
— Je suppose que nous pouvons nous préparer au pire.
— Ce qui veut dire ? demanda Pascale.
— Que nous avons une tâche à accomplir, répondit Calvin avec une patience insultante. Une tâche en rapport avec un certain personnage. Que sait-elle de tout ça ? demanda-t-il en étrécissant les paupières.
— Plutôt moins que je ne croyais, apparemment, répondit Pascale, ce qui n’avait pas l’air de l’amuser.
— Je lui en ai dit le minimum, confirma Sylveste en regardant alternativement se femme et la simulation bêta. Dans son propre intérêt.
— Oh, merci !
— J’avais des doutes, aussi…
— Dan, tu peux me dire ce que ces gens vous veulent, à ton père et à toi ?
— Ça, c’est une très, très longue histoire…
— Nous avons cinq heures devant nous, tu viens de le dire. À condition, bien sûr, que vous consentiez, tous les deux, à interrompre votre petit numéro d’admiration mutuelle.
Calvin haussa un sourcil.
— C’est la première fois que j’entends dire ça de cette façon. Elle a peut-être mis le doigt sur quelque chose, là. Pas vrai, fiston ?
— Oui, grommela Sylveste. Sur une appréhension totalement erronée de l’affaire.
— Tu pourrais peut-être lui en dire un peu plus quand même, lui dresser un tableau de la situation, je ne sais pas…
L’appareil bascula sur l’aile pour prendre un virage en épingle à cheveu, mouvement que Calvin fut le seul des trois à ne pas ressentir.
— D’accord, dit Sylveste. Mais je pense encore que moins elle en saura, mieux ça vaudra pour elle.
— Si tu me laissais en juger ? coupa Pascale.
— Si tu veux un conseil, commence par lui parler de ce cher capitaine Brannigan, dit Calvin avec un sourire.
C’est ainsi que Sylveste lui raconta l’histoire. Jusque-là, il avait délibérément occulté la raison pour laquelle l’équipage de Sajaki tenait tant à lui mettre le grappin dessus. Pascale avait amplement le droit de savoir, évidemment… mais il trouvait le sujet tellement délicat – ou plutôt répugnant – qu’il avait toujours évité de l’aborder. Non qu’il eût quoi que ce soit, personnellement, contre le capitaine Brannigan, pas même un manque de sympathie pour ce qu’il était devenu. Le capitaine était un individu unique en son genre, qui souffrait d’un mal à nul autre pareil. Même s’il n’était plus conscient à l’heure actuelle (pour ce que Sylveste en savait), il l’avait été dans le passé, et il se pouvait qu’il le soit à nouveau dans l’avenir, dans l’hypothèse improbable, de l’avis général, où on arriverait à le remettre sur pied. Et quand bien même son passé bigarré comporterait quelques crimes, ce qui paraissait vraisemblable, il avait assurément mille fois payé ses péchés par son état actuel. Non ; tout le monde ne voulait que du bien au capitaine, et la plupart des gens auraient été prêts à consacrer un peu d’énergie à l’aider, pourvu qu’ils ne courent aucun risque personnel (ou alors, un risque mineur).
Mais ce que l’équipage attendait de Sylveste était beaucoup plus que l’acceptation d’un risque personnel. Ils voulaient qu’il se soumette à Calvin ; qu’il lui permette de prendre le contrôle de son esprit et de ses fonctions motrices. Cette seule pensée le révulsait. Il trouvait déjà assez pénible de traiter avec sa simulation bêta. C’était aussi pénible que d’être hanté par le fantôme de son père. Il aurait détruit la simu depuis des années si elle ne s’était révélée parfois utile, par intermittences, mais le seul fait de savoir qu’elle existait le mettait mal à l’aise. Cal était trop intuitif ; il avait – enfin, cette chose – avait un jugement trop pénétrant. Elle savait ce qu’il avait fait de la simulation alpha, même s’il ne l’avait jamais ouvertement dit. Quand il le laissait ainsi entrer dans sa tête, Sylveste avait l’impression qu’il plongeait en lui de tendres vrilles. C’était comme s’il approfondissait la connaissance qu’il avait de lui. Il paraissait plus capable, à chaque intrusion, de prévoir ses propres réponses. Quid de sa personnalité à lui si ce qui semblait être son libre arbitre était si facilement singé par un logiciel dépourvu de conscience théorique de lui-même ? Et il y avait plus grave que l’aspect simplement déshumanisant du processus de canalisation : l’opération était loin d’être agréable sur le plan physique. Ses signaux moteurs volontaires étaient inhibés à la source par un cocktail de drogues neuroleptiques qui le paralysaient tout en lui permettant de bouger. Quoi de plus proche de la possession démoniaque ? L’expérience avait toujours été cauchemardesque. Il n’était pas pressé de la renouveler.
Non, se dit-il. Que le capitaine aille rôtir en enfer, pour ce qu’il en avait à fiche ! Pourquoi abdiquerait-il son humanité pour sauver quelqu’un qui avait vécu plus longtemps que tous les êtres vivants de l’histoire ? Au diable la compassion ! Il y avait des années qu’ils auraient dû le laisser mourir. La plus grande calamité, à présent, n’était pas la souffrance qu’il endurait, mais ce que son équipage était prêt à faire subir à Sylveste pour la soulager.
Calvin ne voyait pas les choses de la même façon, bien sûr. Pour lui, c’était moins une épreuve qu’une aubaine…
— Évidemment, j’étais là le premier, dit Calvin. À l’époque où j’avais encore un corps.
— Le premier à quoi ?
— À le servir. Il était très, très chimérique, même à l’époque. Une partie des technologies dont il était bardé dataient d’avant la Transillumination. Dieu sait quel âge pouvaient bien avoir ses dernières bribes de chair humaine. (Il se tortilla la barbe et la moustache, comme si ça l’aidait à se souvenir de la complexité de la combinaison.) C’était avant les Quatre-Vingts, évidemment. Mais, à l’époque, je m’étais déjà taillé une réputation d’expérimentateur à la limite des sciences chimériques radicales. L’idée de faire du neuf avec les vieilles techniques élaborées avant la Transillumination ne me satisfaisait pas. Je voulais aller au-delà. Laisser tout le monde sur place. Pousser les limites si loin qu’elles voleraient en éclats, et tout rebâtir.
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