— Enfin, je sais une chose. Nous avons la preuve que c’est une femme de parole. Et ça veut dire qu’il faut que vous me laissiez partir.
— Je n’aime pas l’idée de vous perdre, répondit Sluka. Mais je n’ai guère le choix. Vous allez me demander de les contacter, naturellement.
— Naturellement, confirma Sylveste. Et, bien sûr, Pascale vient avec moi. Mais il y a une chose que je voudrais que vous fassiez pour moi d’abord.
— Une faveur ? fit Sluka, l’air amusée, comme si c’était la dernière chose au monde à laquelle elle s’attendait. Eh bien, que puis-je faire pour vous, maintenant que nous sommes devenus de si bons amis ?
Sylveste eut un sourire.
— En réalité, ce n’est pas vous qui pouvez faire quelque chose pour moi, répondit-il. C’est plutôt le docteur Falkender. Ça concerne mes yeux…
Volyova observait son œuvre depuis son siège flottant, suspendu au bout d’une perche. Le planétaire projetait sur la sphère de la passerelle une image parfaitement nette et précise de Resurgam. Au cours des dix dernières heures, elle avait regardé des tentacules cycloniques s’étendre autour du centre de la blessure, preuve que le temps dans la région – et par voie de conséquence sur toute la planète – avait basculé vers un nouvel équilibre de violence. D’après les données recueillies au sol, les colons de Resurgam appelaient ce phénomène « tempête de verre », à cause de la qualité particulièrement abrasive de la poussière charriée. C’était fascinant à observer, un peu comme la dissection d’une espèce animale inconnue. Elle avait plus d’expérience des planètes que la plupart de ses compagnons de bord, mais elles recelaient encore pour elle d’innombrables surprises, souvent troublantes. Elle trouvait déstabilisant que le simple fait de provoquer un trou dans le tégument de la planète ait autant d’effet – et pas seulement à proximité immédiate de la zone concernée, mais à des milliers de kilomètres de distance. Il n’y aurait pas un point de la planète qui ne soit affecté de façon mesurable par le phénomène. La poussière qu’elle avait soulevée finirait par retomber ; une fine résille noire, faiblement radioactive, se déposerait uniformément sur la planète. Dans les régions tempérées, elle serait bientôt balayée par les processus d’érosion que les colons avaient instaurés, pourvu, bien sûr, qu’ils soient encore actifs. Mais dans les régions arctiques il ne pleuvait jamais, et la couche de poussière impalpable resterait intacte pendant les siècles à venir. Elle serait recouverte, au fil du temps, par d’autres dépôts et finirait par faire partie de la mémoire géologique irrévocable de la planète. Peut-être, se dit-elle rêveusement, d’ici quelques millions d’années des gens arriveraient-ils sur Resurgam, mus par une curiosité typiquement humaine. Ils voudraient découvrir l’histoire de la planète. Ils effectueraient des carottages, remonteraient dans le passé de Resurgam. Cette couche de poussière ne serait sûrement pas le seul mystère qu’ils auraient à résoudre, mais ils l’étudieraient forcément, ne serait-ce qu’en passant. Et ces futurs investigateurs virtuels arriveraient certainement à une conclusion parfaitement erronée sur l’origine de la couche. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit qu’elle avait pu être provoquée par une volonté consciente…
Volyova n’avait guère dormi au cours des trente dernières heures, mais son énergie nerveuse semblait illimitée. Elle le paierait plus tard, naturellement, mais pour le moment elle avait l’impression de planer, portée par une force inexorable. Et pourtant elle ne s’aperçut pas tout de suite que Hegazi faisait pivoter son siège près du sien.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai quelque chose qui pourrait très bien être notre homme.
— Sylveste ?
— Ou quelqu’un qui se fait passer pour lui.
Hegazi était entré dans l’une de ses phases intermittentes d’absence, ce qui signifiait, pour Volyova, qu’il était en rapport profond avec le vaisseau.
— Je n’arrive pas à remonter la route que suit la communication. Ça vient de Cuvier, mais on peut parier que Sylveste n’y est pas en chair et en os.
— Que dit-il ? demanda-t-elle à voix basse, bien qu’ils soient seuls tous les deux sur la passerelle.
— Il demande à nous parler. De façon répétée.
Khouri entendit un bruit de pas traînants dans la bouillasse d’un pouce de haut qui baignait tout le niveau du capitaine.
Elle n’avait pas de raison véritable de venir ici. C’était peut-être la raison, en fait : maintenant qu’elle ne faisait plus confiance à Volyova – la seule personne à qui elle pensait pouvoir se fier – et comme la Demoiselle avait disparu – elle ne l’avait pas revue depuis l’affaire de l’arme secrète –, force était à Khouri de se tourner vers l’irrationnel. La seule personne à bord qui ne l’avait pas trahie d’une façon ou d’une autre, ou qui ne s’était pas attiré sa haine, était celle dont elle ne pouvait pas espérer de réponse.
Elle sut presque aussitôt que les pas n’étaient pas ceux de Volyova, mais leur détermination laissait supposer que l’arrivant savait exactement où il allait et ne s’était pas aventuré par hasard dans cette région du vaisseau.
Khouri se releva. Le fond de son pantalon était humide et froid, trempé de gadoue, mais le tissu était sombre et il n’y avait pas trop de dégâts.
Une femme apparut au coin de la coursive, ses bottes provoquant des remous dans l’eau boueuse.
— Du calme, fit-elle en s’approchant.
Des dessins holographiques multicolores brillaient dans les circuits métalliques de ses bras.
— Sudjic ! fit Khouri, surprise. Mais comment… ?
— Comment j’ai réussi à descendre ici ? poursuivit Sudjic avec un sourire pincé. C’est simple, Khouri, je vous ai suivie. Quand j’ai vu dans quelle direction vous alliez, c’était clair : vous ne pouviez venir qu’ici. Alors je vous ai suivie, parce que je vous estime et que j’aimerais avoir une petite conversation avec vous.
— Une conversation ?
— Sur notre situation, répondit Sudjic en englobant le bâtiment d’un ample geste de son bras aux reflets métalliques. Sur le vaisseau. Plus précisément, sur ce putain de Triumvirat. Il ne vous a pas échappé que j’avais une dent contre l’un de ses membres.
— Volyova.
— Oui, notre amie commune : Ilia, fit Sudjic en crachant ce nom comme si c’était un explétif particulièrement répugnant. Elle a tué mon amant, vous le savez.
— J’ai cru comprendre qu’il y avait eu… un problème.
— Ha ! elle est bonne, celle-là ! (Elle s’interrompit, fit quelques pas en avant, mais resta à une distance respectable du corps fuselé, angélique, du capitaine.) Un problème ! C’est comme ça que vous appelez le fait de rendre quelqu’un psychotique, Khouri ? Mais je devrais peut-être vous appeler Ana, maintenant que nous sommes… euh, plus proches ?
— Appelez-moi comme vous voulez. Ça ne changera rien. J’estime peut-être avoir des raisons de la vomir par tous les pores de ma peau, ça ne veut pas dire que je sois disposée à la trahir. Nous ne devrions même pas avoir cette conversation.
Sudjic hocha la tête d’un air entendu.
— Elle vous a vraiment eue avec sa thérapie de loyauté, hein ? Écoutez, contrairement à ce que vous pensez, Sajaki et les autres ne sont pas omniscients. Vous pouvez tout me dire.
— Ce n’est pas si simple.
— Comment ça ?
Sudjic était plantée là, ses mains gantées délicatement posées sur ses hanches étroites. Elle était belle. Elle avait cette beauté émaciée fréquente chez les humains nés dans l’espace. Elle avait quelque chose de spectral ; si sa structure osseuse et musculaire n’avait pas été chimériquement accentuée, rien ne prouvait qu’elle aurait pu évoluer sous une gravité normale. Mais grâce à ces accroissements sous-cutanés, Sudjic était indubitablement plus solide et plus rapide que n’importe quelle humaine non améliorée. Sa force était à double tranchant, parce qu’elle avait l’air tellement fragile. On aurait dit un pliage, une sculpture en papier aux arêtes tranchantes comme des rasoirs.
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