Malgré la limitation de son champ visuel, elle vit ce qui tenait lieu de manches se souder le long du plan de jointure. Les sutures se fondirent presque aussitôt dans la peau du scaphandre, puis la tête se forma autour de la sienne et, pendant un moment, tout fut sombre, jusqu’à ce qu’un ovale transparent apparaisse devant elle. Peu à peu, des données s’inscrivirent en chiffres lumineux sur le fond obscur entourant la fenêtre. Par la suite, le scaphandre s’emplirait d’air-gel, afin de protéger son occupante contre les accélérations, mais, pour le moment, Khouri respirait un mélange d’oxygène et d’azote frais, presque mentholé, à la pression ambiante.
— Tests de sécurité et de fonctionnalité effectués, annonça le scaphandre. Veuillez confirmer que vous souhaitez assumer le commandement de cette unité.
— Oui, je suis prête, répondit Khouri.
— Programmes de contrôle du scaphandre autonome désactivés par la persona. Sauf contrordre, les fonctions conseil resteront en ligne. Le contrôle complet peut être réinitialisé en…
— J’ai pigé le topo, merci. Où en sont les autres ?
— Toutes les autres unités se disent prêtes.
— Nous sommes prêtes, Khouri, coupa la voix de Volyova. Je dirige les opérations. Formation de descente triangulaire. À mon ordre, vous sautez. Et pas un geste sans mon autorisation.
— Vous inquiétez pas. J’en ai pas l’intention.
— Brave petit toutou ! Je vois qu’elle obéit au doigt et à l’œil, commenta Sudjic, sur le canal ouvert. Elle attend aussi la permission pour chier ?
— La ferme, Sudjic ! Si vous venez, c’est seulement parce que vous êtes allée sur différents mondes. Mais un mot de trop, et… Dites-vous bien que Sajaki ne sera pas là pour intervenir si je perds mon sang-froid, et que j’ai une sacrée puissance de feu, au cas où je le perdrais.
— À propos de puissance de feu, intervint Khouri, je ne vois pas de données concernant les armes, sur mes voyants.
— C’est parce que vous n’êtes pas autorisée à en avoir, répondit Sudjic. Ilia n’a pas confiance en vous. Elle croit que vous allez tirer sur tout ce qui bouge. C’est ça, hein, Ilia ?
— En cas de problème, répondit Ilia, je vous laisserai utiliser les clés de chiffrement, faites-moi confiance.
— Et pourquoi pas maintenant ?
— Parce que vous n’en avez pas besoin, voilà pourquoi. Vous êtes là pour nous épauler si la situation nous échappait, ce qui n’arrivera évidemment pas… Mais si ça arrivait, poursuivit-elle en inspirant bruyamment, vous les aurez, vos précieuses armes. Tâchez juste de les utiliser avec discernement, si vous y êtes obligée.
Une fois au-dehors, l’air du bâtiment fut purgé et remplacé par de l’air-gel : un fluide respirable. L’espace d’un instant, Khouri eut l’impression de se noyer, mais elle avait assez souvent effectué la transition au Bout du Ciel pour ne pas éprouver trop de désagrément. Toute conversation normale étant à présent impossible, la communication était assurée par les routines intégrées aux casques des scaphandres, qui interprétaient les ordres sous-vocalisés. Les haut-parleurs des casques traduisaient les sons qui leur parvenaient par la fréquence voulue afin de compenser les distorsions provoquées par l’air-gel, et les voix qu’elle entendait étaient parfaitement normales. La descente était plus brutale et plus pénible que l’insertion en navette, mais elle paraissait plus facile, en dehors de la pression occasionnelle sur les globes oculaires. Elle ne sut qu’en consultant l’affichage numérique de son scaphandre que l’accélération, provoquée par les petits réacteurs à alimentation anti-lithium encastrés au niveau du dos et des talons, dépassait souvent six g. Volyova menait la descente. Les scaphandres formaient un schéma en V, les deux unités habitées la suivant, les trois unités vides à la remorque. Pendant la première partie de la descente, les scaphandres conservèrent la conformation qu’ils avaient adoptée à bord du gobe-lumen, et qui faisait une vague concession à l’anatomie humaine. Mais lorsque les premières traces de l’atmosphère de Resurgam apparurent autour d’elles, les scaphandres entamèrent leur transformation : sans que ce soit perceptible de l’intérieur, la membrane qui réunissait le corps et les bras s’épaissit, jusqu’à ce qu’ils se fondent. L’angle des bras se modifia aussi ; ils étaient maintenant rigides, mais inclinés selon un angle de quarante-cinq degrés par rapport au corps. La tête se rétracta, s’aplatit, de sorte qu’un arc réunissait désormais l’extrémité de chaque bras, passait par-dessus la tête et redescendait de l’autre côté. Les colonnes qu’étaient les jambes fusionnèrent en une seule et unique queue épatée, et les plaques transparentes définies par chacune des occupantes s’opacifièrent afin de les protéger contre l’éclat aveuglant de la rentrée dans l’atmosphère. Les scaphandres entrèrent dans l’atmosphère le torse en avant, la queue légèrement plus bas que la tête, selon des schémas d’ondes de choc complexes domptés et exploités par la géométrie changeante de la carapace. La vision directe n’était plus possible, mais les scaphandres, qui continuaient à percevoir leur environnement sur d’autres bandes électromagnétiques, transcrivaient ces données afin de satisfaire les perceptions humaines. Khouri regarda autour d’elle et en dessous. Les scaphandres de ses compagnes paraissaient plongés dans une goutte de plasma rosé, rayonnant.
À vingt kilomètres d’altitude, les scaphandres utilisèrent leurs propulseurs pour ralentir et revenir à une vitesse simplement supersonique. Puis ils reprirent une forme d’avions humanoïdes afin de s’adapter à l’atmosphère plus dense. Les scaphandres extrudèrent des ailerons stabilisateurs tout le long du dos, et la partie faciale retrouva sa transparence. Blottie dans le confort du scaphandre, c’est à peine si Khouri sentit ces changements. Elle éprouva juste la légère pression du matériau extérieur qui changeait la position de ses membres.
À quinze kilomètres, le sixième scaphandre rompit la formation et devint hypersonique, adoptant une configuration aérodynamique optimale dans laquelle aucun être humain n’aurait pu se mouler sans une intervention chirurgicale radicale. Il disparut derrière l’horizon en quelques secondes. Il se déplaçait probablement plus vite qu’aucun des objets artificiels qui avaient jamais pénétré dans l’atmosphère de Resurgam, en exerçant une poussée vers le haut afin d’éviter d’échapper complètement à l’attraction de la planète. Khouri savait que le scaphandre allait récupérer Sajaki, maintenant qu’il avait achevé sa mission sur Resurgam. Il devait le rencontrer à proximité de l’endroit où il avait communiqué pour la dernière fois avec le vaisseau.
À dix kilomètres, elles atteignirent en silence – bien que le lien com-laser entre les scaphandres soit totalement sécurisé – les premières traces de la tempête de verre que Volyova avait provoquée. De l’espace, elle paraissait noire et impénétrable, comme un manteau de cendres. Mais, à l’intérieur, Khouri ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi lumineux. Il y régnait une lumière granuleuse, sépia, comme un mauvais après-midi à Chasm City. Un arc-en-ciel boueux nimbait le soleil, mais il disparut alors qu’elles s’enfonçaient plus profondément dans la tempête. À présent, la lumière ne coulait plus sur elles ; elle donnait l’impression de trébucher maladroitement, en traversant toutes ces couches de poussière en suspension, comme un ivrogne descendant un escalier. L’air-gel abolissant toute impression de pesanteur, Khouri perdit rapidement la sensation de haut et de bas, mais elle faisait instinctivement confiance aux systèmes d’inertie internes du scaphandre pour rectifier d’eux-mêmes. Lorsqu’elle entrait en contact avec une zone de haute pression, Khouri ressentait une secousse correspondant à la compensation des propulseurs qui s’efforçaient d’amortir sa descente. Puis la vitesse repassa en dessous de celle du son, et les scaphandres se reconfigurèrent, devenant moins pareils à des statues. Le sol n’était plus qu’à quelques kilomètres, mais il était encore invisible. Les quatre autres scaphandres de la formation étaient de plus en plus difficiles à voir ; ils ne cessaient de disparaître et de réapparaître dans la poussière.
Читать дальше