— Tenez bon, j’arrive ! l’encouragé-je.
Et, téméraire comme vous savez, je m’élance à la conquête d’un escalier rompu, émarché, intermittent, discontinu… Attendez, je vais trouver encore d’autres synonymes. Vous dites ? Je peux me les carrer dans le prosibe ? D’accord, ça me permettra de gagner du temps !
Vous me verriez évoluer dans les ruines, chères chéries, vous en dévisseriez les boulons de votre soutien-gorge pour mieux respirer. Sous mon poids, des pans de mur entiers s’écroulent ! Je gambade dans le vide ! J’évite des pacsifs monstrueux de béton ! Des armoires qui restaient en équilibre contre les parois illusoires me pleuvent contre ! Ah ! il en faut du courage dans un roman comme le soussigné ! Quand je pense qu’y en a qui tiennent une bonneterie à Villeneuve-sur-Yonne, pendant ce temps, et d’autres qui pilotent un taxi entre Pereire et Levallois, mince, je trouve la vie injuste ! Je préférerais être quelqu’un d’autre, vous savez. N’importe qui : un clodo, le ministre de l’Intérieur, le professeur Barnard. Tiens, y greffe plus de palpitants, à propos, le Casanova du bistouri. À présent, c’est sa membrane à lui qu’il transplante, d’un fignedé à l’autre. Barnard-Barnum ! En v’là un qu’a pris les projos du bloc opératoire pour ceux des actualités. Son drame, c’est de ne plus pouvoir opérer qu’en cinémascope.
Je gravis, j’escalade, j’ascensionne avec une fulgurance de singe ! Par bonds, par reptations, par enjambements. Les gémissements de Kelmijoré se font plus présents.
— Au secours ! Papa ! À moi ! Vite !
Voilà ce qu’elle balbutie, la pauvre gosse !
Le San-Antonio valeureux, plus chevaleresque que toute la cavalerie Bouglione, continue de l’exhorter entre deux cabrioles.
— Cramponnez-vous, mon chou, je viens !
C’est vrai, je viens. Mais ensuite ?
Il me servira de rien de me rapprocher d’elle étant donné la précarité folle du socle supportant le plongeoir.
De quelle façon pourrais-je aller la cueillir au-dessus du gouffre ?
Je m’hisse, je m’hisse de plus en plus vite, de plus en plus haut. J’ai les doigts en sang, les genoux à vif, le front ruisselant de sueur. Quoi encore ? Enfin, bref j’en bave. Ce numéro de haute école intervenant après la séance de la geôle, vous devinez combien il secoue l’organisme, j’espère ! Mais je suis comme ça ; on ne me refera pas. Le prochain en péril ? Je vole ! J’accours ! Tenez bon !
Mon Job, oui !
Je parviens au faîte de la résidence. Vue de loin, elle doit ressembler à une affiche sur Brasilia, la résidence ! Un peu futuriste de ligne !
— Ne vous démenez pas, ma petite fille ! lancé-je à Kelmijoré.
Ma voix toute proche lui donne un regain de volonté. J’aperçois ses mains blanches sur le tremplin. Elle s’est dénégrisée, miss Kelkonoyala.
« Bien, me dis-je, il va falloir tenter quelque chose à présent… N’importe quoi ! »
Je parviens à côté du socle. Je cramponne un bloc de ciment dont l’armature de métal saille comme les piquants d’un oursin. D’un effort je le pose à l’arrière du socle. Ça immobilise ce dernier.
— Je vais lâcher ! Je vais lâcher…
Je vois son beau regard cerné par l’effroi, sa bouche déjà pareille à une bouche de mort, retroussée sur des gencives sèches. Ses narines collées.
— Tiens bon, bordel de Zeus ! je lui hurle.
Et à toute vibure, l’âme en loques, je me dis :
« Mais faire quoi ? Faire quoi, mort de nos os ? »
Seule la grande échelle des pompelards pourrait sauver la situation.
— C’est fini ! ahhh ! ahh ! râle la pauvrette. Vous direz à mon père que les diamants et le brindzinc sont à la banque de Vevey… Le Crédit International National … Coffre numéro 22… La clé et la procuration en blanc se trouvent…
Un cri inouï (et je pèse mes mots) déchire la chaleur. Le plongeoir libéré se met à danser comme un petit fou.
Tout seul !
Ah, mes très chers ! Quelle émotion. Cet objet, non pas inanimé, puisque aussi bien (comme disait la vicomtesse de Mécherdeux-Pourtoiseul) il fouette l’air chauffé à blanc, mais abandonné me raconte la fin tragique, la fin précoce de la très belle Kelmijoré Kelkonoyala. Je n’ose regarder loin sous moi, sachant ce que je vais y découvrir : un corps disloqué comme le reste de la résidence.
Allons, sois fort, San-Antonio. N’atermoie pas, ne larmoie pas. Contemple hardiment les misères du destin. Affronte ses turpitudes, homme d’élite. Tant de visions dantesques ont déjà agressé ta vue ! Alors, une de plus ou une de moins, qu’importe… Celle-ci ne fera que fortifier ton amertume viscérale, que donner de la matière première à ton scepticisme original.
Voilà comment on doit s’interpeller, mes amis, lorsqu’on a de ce que je pense où vous aurez remarqué que ça se tient sur les statues des squares.
Comment, dès lors, résister à un tel langage ? Je regarde, vaguement surpris de n’avoir pas entendu le floc de la flaque finale.
Je vois la jeune fille, les bras en croix. Mais qui remue. Elle gît sur un amoncellement de coussins et de tapis hâtivement empilés par Béru durant mon escalade. Lui, le Terrien, lui le terminé, le rampant, il a eu la présence d’esprit d’amortir la réception. Bravo, président Béru !
Connaissez-vous les gogues de la gare Saint-Lazare, mes beaux chevaliers ? Celles qui donnent sur les quais de départ (qu’on transforme parfois en quais d’arrivée ?) Si oui, vous pourrez vous faire une idée approximative de ce qu’est l’hôpital de Kikadissa.
Une espèce de casemate sans fenêtre, percée d’une unique ouverture par laquelle on amène les blessés et on ressort les morts. Ça fouette la sanie, l’urine chaude et le désinfectant. Le médecin-chef offre la particularité d’être l’unique employé de l’établissement. Il en est l’administrateur, le trésorier, le chirurgien, l’infirmière, la garde de nuit et l’ambulancier. C’est un grand gars blanc de poil, creux de poitrine, aux bras trop longs, au nez chaussé de lunettes à monture de fer rafistolée, qui ressemble à feu Gandhi. Il est vêtu d’un short kaki, d’un tablier à fleurs et coiffé d’une casquette blanche sur la visière de laquelle il est expressément recommandé de boire le Coca-Cola glacé.
Lorsque nous lui amenons la miraculée de frais, la très douce et toute ravissante Kelmijoré, le professeur est en train de sectionner à l’aide d’une égoïne la jambe d’un guérillécon du palais qui fut broyée par l’explosion. L’opération est d’autant plus délicate que la scie coupe mal et que le patient n’a été anesthésié que d’un demi-verre de mauvais rhum.
Il geint lugubrement, le futur amputé. Il verdit, sue pis qu’Eugène, pleure des larmes de sang et supplie qu’on l’achève d’une praline dans les cages à miel. C’est moche de voir un gars qui se lacère, qui se la sert, qui se la serre, qui hisse Lasserre de cette façon ! Mercenaire ou mercier, il est digne de compassion. Une demi-douzaine de patients (faut qu’ils le soient) gisent sur d’infects grabats. Dans un coin de cette salle commune, si peu commune, s’amoncellent trois ou quatre jambes, un bras, et un étui à testicules dont vous pourriez jouir, mesdames, sans bourse délier.
— Il faut évacuer ces abominables déchets d’urgence ! m’indigné-je. Comment pouvez-vous les laisser s’accumuler de la sorte, docteur !
Le praticien s’arrête de scier pour s’éponger le front avec sa casquette.
— Les types de la Bouffe-Populaire vont venir les chercher d’une minute à l’autre, me rassure-t-il. Ils seront répartis ensuite dans les foyers cannibales dont le chef de famille n’est pas aligné sur le SMIG. C’est pour une amputation, vous aussi ?
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