Roman d’aventures
La différence qu’il y a entre un roman-roman et un roman d’aventures, c’est que l’auteur d’un roman d’aventures prend, dès le départ, la résolution de moins faire chier le lecteur qu’avec un roman-roman.
MONTAIGNE
BY
Si nous avons écrit « by » au lieu de « par », c’est pour que ça dépayse d’emblée.
L’ÉDITEUR
SAN-ANTONIO
PREMIÈRE PARTIE
AU COURS DE LAQUELLE LE NOIR ME PREND
J’ai l’air comme ça…
mais faut pas croire !
SAN-ANTONIO
Le Vieux appuie sur le bouton de contact.
— Quand vous voudrez ! lance-t-il au projectionniste.
La petite salle s’éteint et d’énormes ténias avant-coureurs se mettent à se contorsionner sur l’écran.
— Les actualités que vous allez voir, messieurs, datent d’une douzaine d’années, avertit le Boss.
L’image vient, le son aussi. Un spiqueur trémolesque annonce avec cet art de souligner en rouge les mots importants qui particularise ceux dont le métier consiste à persuader leurs contemporains que ce qu’ils disent est d’un intérêt primordial :
— Les combats ont enfin cessé au Kuwa où la république vient d’être proclamée, et le général Savakoussikoussa surnommé le libérateur s’est nommé président du nouvel État.
On voit un gros gus, sans cou, aux bras courts comme des nageoires, se torser d’un grand cordon de quelque chose. Il porte un uniforme chamarré auquel sont accrochés, dans un fabuleux méli-mélo : des médailles, des brandebourgs, des fourragères, des poignards, des sabres, un couteau suisse à septante-quatre lames, deux bananes, une lampe de poche, un sifflet, trois montres (dont une vraie et deux japonaises), une carte routière du Kuwa libre, un cintre à habit, un sceptre, un bâton blanc d’agent, un porte-clés réclame, un combiné téléphonique, six fourchettes à escargots, un appareil photo, une cravache, un bâillon, une baïonnette, un jambon de Bayonne, une pince à sucre, un rouleau de papier hygiénique, une truelle et un parapluie de dame dont le manche représente soit un carlin, soit Winston Churchill.
— Le voici ! déclare le Vieux. C’est de cet homme qu’il s’agit, messieurs !
— On dirait un Noir, bavoche Pinaud.
— Parce que C’EST un Noir ! riposte le Dirlo d’une voix aussi glaciale que la crypte de Notre-Dame de la Consternation.
— Excusez-moi, monsieur le directeur, j’avais conservé mes lunettes de soleil, plaide la Vieillasse.
Le général-président Savakoussikoussa est en train de passer sa garde d’élite en revue, sur le porte-bagages d’une bicyclette à guidon hollandais. Il ressemble à une bonbonne ayant un potiron pour bouchon. Ou mieux : à un « 8 » dont la boucle supérieure serait microcéphale.
— L’individu n’a pas beaucoup changé, reprend le Boss. Ses cheveux grisonnent un peu, à part cela ce document est toujours valable.
— Il a été renversé, il y a six ou sept ans, n’est-ce pas ? demandé-je, manière de prouver au Vieux que rien de ce qui touche aux jeux radiophoniques de MM. Bellemare et consorts ne m’est étranger.
— En effet, apprécie le Vioque. La contre-révolution l’a chassé du pouvoir plus vite que la révolution ne l’y avait porté. Savakoussikoussa a dû son salut à l’hélicoptère d’un colon, mais une partie de ses épouses ont été mangées. Depuis, il vit sur les bords du Léman, près de Vevey, où il s’est fait construire une magnifique villa à l’intérieur d’une immense serre où se trouvent reconstituées la flore et la faune du Kuwa. Ses vingt-quatre enfants et ses fonds personnels sont également placés en Suisse ! Savakoussikoussa est riche, messieurs, ayant pris la précaution de transférer les réserves d’or de l’État dans son coffre genevois, ainsi qu’il se doit. Ma parole, Bérurier, mais vous dormez !
— Qu’est-ce tu dis, fifille ? grommelle le Mastar.
— Je disais que vous ronfliez, s’emporte le Vénérable, ce qui ne vous permet pas de m’appeler « fifille » au réveil.
Mister Boudin se masse les globes furieusement, ce qui produit un bruit de virage-à-ski-sur-neige-durcie.
— Mande pardon, m’sieur le directeur, je rêvais que j’étais avec ma femme.
— Ce qui implique que vous dormiez bel et bien, rage le Dabuche. Lors de vos prochaines vacances, faites-moi plaisir, Bérurier : entreprenez une cure de sommeil afin de vous mettre à jour…
Considérant l’incident comme clos, le Vieux revient à la bande d’actualités sur laquelle le président Savakoussikoussa décore ses troupes de l’ordre de la lessive Ajax…
— Vous avez bien vu le personnage ? nous interroge-t-il à la ronde.
On approbationne du murmure, le Gros avec plus de véhémence que Pinuche et moi réunis, histoire de se faire pardonner sa ronflette éclair.
— Bien, murmure le Vieux.
Il lève la main vers la lucarne du projectionniste et le film s’arrête en chuchotant.
— L’homme que je viens de vous montrer, messieurs, doit être assassiné demain, déclare le Dirluche, sans ambages.
On sursaute. Une pareille déclaration a de quoi émouvoir, convenez-en ou allez vous asseoir sur l’Obélisque de la Concorde…
— Comment le savez-vous, monsieur le directeur ? ne puis-je m’abstenir de demander.
Il sourit.
— Pour la première fois depuis son exil, l’ex-président Savakoussikoussa quittera sa retraite vaudoise pour effectuer un voyage. Il va se rendre à Venise, chez le comte Alcalivolati qu’il a connu jadis, au temps de sa splendeur. Alcalivolati, bien qu’authentiquement noble, est une espèce d’aventurier décati, à demi paralysé, et qui vivote chichement dans un palais dont il ne peut plus assurer l’entretien. Récemment, quelqu’un est entré en contact avec l’Italien, lui promettant la forte somme s’il parvenait à faire venir l’ex-général-président à Venise, fût-ce pour quelques heures. Quand je dis « quelqu’un », messieurs, c’est parce que j’ignore tout de son identité ; sinon vous ne seriez pas ici en ce moment. Le comte aussi l’ignore. Les tractations ont eu lieu par téléphone et le premier acompte lui a été expédié par la poste comme simple imprimé.
— Alcalivolati a donc accepté, puisqu’il a reçu un à-valoir ? observé-je.
— Il a accepté. Nous avons su la chose par sa maîtresse qui se trouve être en relation avec un de mes correspondants transalpins.
— Comment sait-on qu’on projette l’assassinat de l’ex-leader noir ?
— Simples déductions de ma part, mon bon ami. Voyons : Savakoussikoussa se terre depuis des années dans une forteresse suisse avec une armada de gardes du corps mieux armés que des G-men , sans jamais mettre le nez dehors, sans recevoir personne, pas même l’un de ses nombreux enfants. Il est clair qu’il se sent en grand danger. Là-dessus, un mystérieux personnage promet une petite fortune à l’un de ses amis s’il parvient à le faire sortir de sa caverne dorée ; je pense qu’il y a là-dessous une malveillance notoire.
Pinuche, qui s’écaillait une cicatrice consécutive à un mauvais rasage, murmure :
— Et votre nègre qui grelotte de frousse consent tout à coup à aller à Venise ? Il faut que le comte ait trouvé un prétexte très fort, monsieur le directeur.
— Il l’a trouvé, assure le Big Man. Pour cela, en rusé Latin qu’il est, Alcalivolati a fait appel à l’un des plus puissants leviers humains : la vanité. Il prétend vouloir écrire une biographie de Magloire Savakoussikoussa, affirmant même à ce crédule exilé qu’une fameuse compagnie cinématographique américaine s’intéresse d’ores et déjà au projet. Pour un homme ambitieux, mis sur la touche pendant six ans, ce sont là des arguments convaincants.
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