— Aidez-moi, docteur !
Rapus soutient le veuf tandis que, monté sur la lunette des gouinssecas, j’arrache la chaînette.
Ensuite on étale le gars sur le carreau du vestibule.
Mon compagnon s’efforce de desserrer le lien de fer afin de rendre de l’oxygène au malheureux. Après quoi, il pose son oreille sur la poitrine du pendu.
— Comment slave va-t-il, les mecs ? crie le Mastard à la cantonade.
— Cela ne va plus, répond le légiste : il est mort.
Un silence.
Nouveau vent longue durée du Gros qui traduit l’intensité de son émotion.
Puis l’homme de Saint-Locdu de déclarer :
— Vous voudrez qu’ j’ vous dise ? C’est c’te baraque qui porte malheur !
Jérémie Blanc qui s’est joint à Xavier Mathias, notre blondinet couleur coquelicot, me dit :
— Qui c’est, la gamine endormie dans ta Ferrari ?
— Une petite pécore qui s’est jetée dans mes bras, pour ainsi dire, et que je n’ai pas eu le temps d’embourber.
— Elle m’a paru mignonnette.
— Si le cœur t’en dit, je t’offre mon droit de cuissage.
Il semble ne pas prendre cette propose à la légère.
— Sans charres, grand ?
— Officiel. En repartant, raconte-lui que je suis coincé ici pour la journée et que tu vas la reconduire à Paname ; ce sera alors à toi de jouer ton va-tout !
Ses mirettes se mettent à tourniquer, comme les motifs d’un appareil à sous.
— Je te remercie, susurre-t-il de ses grosses lèvres à pneus ballon.
— Ça sera ton cadeau de Noël, ajouté-je ; je ne savais quoi t’offrir.
Il ricane :
— Tu t’y prends en avance, Noël n’est que dans sept mois !
— Comme ça, je suis certain de ne pas t’oublier, la date venue…
On plaisante, mais le cœur n’y est pas. Ça catastrophe trop autour de nous. La mort abominable du vieux, là-haut, nous hante. De telles visions sont difficiles à occulter. Il va me falloir en tirer des coups avant de me reconstituer un optimisme !
J’ai laissé embarquer le cadavre d’Augustin par Police-secours. Nos confrères, à ma requête, ont accepté de reconduire Sa Bérurerie béate jusqu’à son domicile car il est totalement bloqué des reins. Le légiste m’a confié, après son départ, qu’il craint fort que ce sac-à-poubelle se soit nazé une vertèbre. J’imagine mon pote dans une petite voiture électrique qu’il driverait d’un bistrot l’autre. Sale perspective !
— Elle est bizarroïde, cette affaire, murmure l’homme des savanes (dont il se fait l’écho).
— Très !
— Tu vois, les circonstances ont fini par me rendre aussi cartésien et con qu’un mec dit civilisé ; sinon je déclarerais que ce meurtre a une connotation surnaturelle.
— Tu penches pour un acte de sorcellerie ?
— Je n’ose pas te répondre oui, tu me traiterais d’ anthropophage.
Il enchaîne :
— Quand tu découvres un être humain à ce point saccagé, démantelé, écorché vif, sans que son environnement soit ensanglanté, ta raison patine, non ?
— Je le reconnais.
J’ajoute, du ton qu’a pris mon camarade Galilée pour affirmer : « Et pourtant elle tourne ! » :
— Néanmoins il y a forcément une explication à la chose ; à nous de la découvrir.
Puis, lui présentant un feuillet de mon calepin :
— Voici les coordonnées du vieux, mon gentil Scandinave. Tu vas retourner à la Grande Boutique des Horreurs et remuer le monde entier et sa banlieue pour me dresser un curriculum complet de Martin Lhours. Je veux tout savoir de son passé et de ce que fut son présent jusqu’à cette nuit. Carrière, femmes, enfants, famille éloignée, incidents de parcours. C’est pas un rapport qu’il me faut, mais une biographie. Depuis quand habitait-il cette maison, ses revenus, ses placements, ses maladies. Tout ! Tu m’entends bien ?
— Et si je n’y parviens pas tout seul ?
— Prends des nègres !
Il a un sourire apitoyé :
— Et dire que des gens s’imaginent que tu as de l’esprit !
Deux plombes qu’ils usinent de concert dans la chambre, Mathias et le légiste. Je respecte leurs travaux. Excepté les cantonniers et les artistes, les gens détestent qu’on les regarde marner.
Pendant qu’ils s’activent, moi je furète, mais sans résultat.
Le vieux conservait tout son matériel à vivre dans sa piaule, façon grigou. Harpagon couve toujours son trésor, comme une poule ses œufs. Contrairement à ce que l’on imagine, il les met dans le même panier afin de mieux les surveiller.
J’attends donc avec impatience la fin de leurs explorations. Suis un poulain ivre de liberté qui brûle d’aller gambader dans le corral. Je sais que l’examen de la chambre funéraire sera riche d’enseignements.
Une ambulance se pointe pour venir embarquer le corps ; c’est le doc qui l’a convoquée avec son biniou portable.
Les deux brancardiers sont un peu pâlichons des genoux en redescendant l’escadrin. Celui qui ouvre la marche se prend le pied dans le trou du tapis qui a été fatal à Béru et se file un déval à plat bide, avec, en prime, le cadavre du père Lhours sur les rognons.
Une fois en bas, il ne peut plus se relever biscotte une fracture du bassin. T’admettras que la scoumoune est de rigueur dans cette turne ! Un malaise croissant m’empare.
On remet l’assassiné sur sa civière, on aide le chauffeur à le placer dans son fourgon ; après quoi on s’occupe de coltiner le fracturé auprès de lui.
L’ambulancier-chauffeur, loin de compatir au sort de son équipier, l’invective de première. Il le traite de « branleur », de « branque », de « manche à burnes ». Assure que ce gus est pédé. Qu’il exploite les pissotières. Qu’il joue lui-même au brancard, au lieu d’être simplement brancardier. Qu’il a probablement le sida (il n’est que de voir les vilaines plaques qu’il a sur les bras). Lui, Michel, refuse de le subir davantage en tant qu’équipier. La semaine dernière, n’a-t-il pas laissé tomber un col du fémur de quatre-vingt-douze ans sur le trottoir et, la veille de Noël, il a voulu allumer une cigarette chez un suicidé au gaz, cet archicrétin !
Enfin, ils repartent.
Jusqu’au carrefour suivant où, dans son énervement, le conducteur emplâtre un camion de la voirie.
L’irascible chauffeur d’ambulance est tué. Son acolyte s’en tire avec une double fracture de la jambe gauche, en supplément au programme.
Le mort, lui, est intact.
Voilà.
Nous sommes à présent seuls dans la maison, Mathias et moi. Il y règne une atmosphère morbide. On a l’impression de se trouver dans quelque sanctuaire satanique où le surnaturel peut se manifester à tout bout de champ, en se montrant toujours maléfique.
Une sale odeur rôde dans la chambre du crime malgré la fenêtre ouverte. Ça renifle le sur, le sang, la pisse froide, la décomposition universelle.
Je me laisse quimper dans un fauteuil voltaire avachi où le mort a dû passer beaucoup de temps. Ses lunettes déglinguées sont posées entre les pages d’un livre ouvert sur une table. Je m’informe du titre : Connaissance de l’Au-delà , d’un certain Absalon Durand, maître de conférences à la faculté des Sciences occultes de Château-Gontier.
La page de droite est cornée. Un trait d’ongle marque le papier à l’endroit où la lecture fut interrompue. Machinalement, je lis le dernier paragraphe :
« Lorsqu’on se trouve en présence de manifestations répétitives, ayant lieu à des époques précises, celles-ci acquièrent en intensité et précision, au fur et à mesure que l’espace-temps se développe. Le moment arrive, inexorablement, où ce qui procédait de la vision péremptoire, devient réalité supra-réelle . »
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