D’énoncer ces abominations à voix haute me donne la mesure de leur caractère follement dramatique. Dis : il y a va un peu fort, le « malin » ! On peut pas croire qu’il se produise tant d’embrouilles dans un laps de temps aussi bref !
Le All-black suit mon récit, la bouche ouverte. Entre les deux gants de boxe rouges lui servant de lèvres, on voit sa langue charnue sur un lit de mousse plutôt gerbante. Ses énormes lotos, plus grands que les phares d’une Panhard-Levassor des années 20, ont une fixité anormale ; Salami m’écoute aussi, l’air grave, l’occiput proéminent.
Quand je me tais, Jérémie murmure :
— Tu me racontes « Les Derniers mystères de Las Vegas » !
— En quelque sorte, conviens-je. Je suis pris dans un sale remous, Grand Primate ! Comparées à lui, les chutes du Zambèze font songer à un pissat de sénateur.
— Tu penses que les archers vont t’alpaguer ?
— Tu ferais quoi, toi, à leur place, face à un type qui se trouve partout où a lieu un turbin de force cinq sur l’échelle de Richter ?
— Si tu leur jouais rip ?
— Je t’avoue que l’idée m’a effleuré, mais pour quoi faire ? Déclencher un patacaisse du diable et foutre ma carrière en l’air ?
— Tu devrais au moins te planquer quelque part dans le pays, en attendant une embellie !
— À quoi bon ? Non, le meilleur parti à adopter est de faire front.
— Qu’en dit le Gros ?
— La trahison de sa Baleine l’a cisaillé, il n’est plus qu’un vieux rafiot qui prend l’eau.
— L’expression est plaisante, concernant Béru. Pourquoi est-il sonné ? Ce n’est pas la première fois que Berthe met les adjas avec un autre gusman ?
— Oui, mais c’est la première fois qu’elle joue la matrone-de-l’air avec un Adonis. En comparaison de ce magicien, Julio Iglésias ressemble à l’un des nains de Blanche-Neige ! En outre, Berthe a révélé à son con-joint qu’il était zéro pour la lonche, à côté de lui !
Mon black pote claque des doigts.
— Bon, assez jacté, on va se mettre en quête de César, pour commencer.
— Maintenant ? effaré-je. Tu viens de te cogner douze heures d’avion !
— Nous avons dormi pendant le vol, Salami et moi. Il ronflait si fort que l’hôtesse m’a fait part des doléances des passagers. J’avais pu lui éviter le voyage en soute vu qu’il n’y avait presque personne en first …
Avant de nous décanter, j’emmène mon bon toutou dans l’apparte du Débris. Des chaussettes retirées d’un sac à linge sale lui permettent de recharger ses batteries olfactives. Il hume longuement un maillot de corps, un slip comportant le cachet de la poste, ainsi qu’un paquet de Gitanes.
Puis nous reprenons l’enquête à zéro !
Las Vegas est le genre de ville qui ne s’arrête jamais. Ne ralentit même pas. Vingt-quatre plombes à ronfler comme une toupie (où sont mes totons d’antan ?).
En cette aube blêmassoue, le Gladiateur ressemble à une gare routière en cours de nettoiement. Après la dernière séance, ils « font » la salle, mais attendent le matin pour briquer l’entrée à cause des loques humaines qui la souillent pendant la nuit.
J’explique à mes deux arrivants la manière dont je suppose que Pinuchet s’est escamoté. Il a emprunté l’accès des artistes. Ensuite il sera venu nous retrouver dans le hall ; de toute évidence, c’est en contournant l’établissement qu’il a été « dévié ».
Je te parie une tarte aux poils contre la coiffure d’un horse-guard qu’on le guignait depuis l’intérieur, sinon comment ses ravisseurs auraient-ils pu se douter qu’il sortirait par les coulisses ?
Salami bat l’air de son fouet ; ses brefs jappements me signifient qu’il souhaite se rendre à l’issue de service. Nous obtempérons spontanément. Je tire de ma poche le calecif de l’Ancêtre afin que mon limier se « refasse un nez » sur le terrain. Il renifle, le regard mi-clos. Puis décarre ! Chouette spectacle. Le hound batifole de la truffe sur le trottoir, va, pisse un coup machinal.
Par moments, il stoppe, les narines palpitantes, attentif à des voix intérieures. Il nous a oubliés, médium en transe. Nous nous abstenons de toute question pour ne pas troubler sa mission. Il repart. Quelques mètres. Revient, l’air préoccupé, voire déconcerté.
— Vous détectez l’odeur de Pinaud ? hasardé-je-t-il.
Un aboiement sec, mais affirmatif.
— Voudriez-vous dire, mon cher, qu’elle ne s’exprime que dans un rayon très réduit ?
— Ouah ! fait-il.
— Selon vous, poursuis-je, César aurait été intercepté dès sa sortie des coulisses ?
Il acquiesce, puis fonce brusquement, flamberge au vent. Ne va pas loin puisqu’il parcourt à peine trois mètres. Se tient en arrêt devant une porte aussi étroite que celle de Gide (André, pour les messieurs). Il flaire les deux marches d’accès. Respire de plus en plus fort, émet à nouveau ces sortes de cris escamotés dus à l’énervement. Des griffes, il racle le soubassement de la lourde.
Au bout d’un temps, il se tourne vers nous comme s’il se rappelait brusquement notre présence et gémit derechef.
— Vous voulez franchir ce seuil, cher Salami ?
Il prononce presque distinctement la syllabe « oui ». Un jour, il parlera, je prédis ! Et peut-être aura-t-il l’accent italien ?
Je m’avance, décidé à lui venir en aide. Le chien s’écarte pour me permettre une plus grande liberté de mouvement. La guigne veut que j’aie laissé mon sésame en France, estimant qu’il me serait inutile au cours de ce voyage « d’agrément » !
Le grand Jérémie intervient.
— Je sais ce qu’il te faut, assure-t-il.
Et, miracle ! il me tend l’instrument convoité.
— Il se trouvait sur ton bureau. J’ai pensé qu’ayant besoin de nous, tu aurais très certainement besoin de lui également.
Ce mec, je passerais ma vie à l’embrasser si je ne craignais pas de passer pour un « preneur de rond ».
En moins de temps qu’il n’en faut pour traduire le mot « con » dans le langage des sourds-muets, je viens à bout de la porte.
Un escalier raide. Sur la droite, un gros commutateur de porcelaine. Je l’actionne. Une lampe d’usine éclaire l’endroit. J’escalade les marches interminables comme celles de la tour Eiffel.
Le cabot avance devant moi en ahanant : avec ses petites pattounes atrophiées et torses, n’est guère doué pour l’alpinisme, mon toutou bien-aimé. Il s’arrête fréquemment, tourne sa boîte à oreilles pour s’assurer qu’on lui filoche le dur. Rassuré, il reprend son ascension en laissant une traînée de bave argentée derrière lui.
Le soixante-quatrième degré nous permet d’atteindre une immensité obscure dont nous ne pouvons concevoir les limites. Je tâtonne à la recherche d’un autre bitougnot électrique. Finis par le dénicher, au ras du plancher. La lumière fut !
Nous sommes dans les cintres du music-hall. Des portants, des cordages, des toiles enroulées, des décors pressés les uns contre les autres… Ça me rappelle le Châtelet dont j’eus l’opportunité de visiter la scène et ses dégagements, plus vastes que la salle elle-même ! Une plate-forme de ciment compose une sorte de large trottoir au bord du gouffre.
Salami semble soudain perdre ses moyens. Aurait-il le vertige ?
— Allons, venez ! le stimulé-je.
Il obéit à regret, le ventre collé au sol.
Tout à coup, il stoppe délibérément, le museau entre ses pattoches et émet un grognement d’alerte.
— Qu’avez-vous, mon bon ? m’informé-je.
Il continue son manège, la tête pointée vers le vide. Pas d’erreur : il veut m’indiquer quelque chose.
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