— J’ai pas ouvert mon magasin aujourd’hui. Dans le quartier on va penser que je me suis asphyxié au gaz.
Personne ne semblant navré outre mesure de cette probabilité, il se joint à nous pour jaffer.
— En somme, demande Bérurier après avoir englouti sa deuxième brouettée de chou, tu vas aller trouver la Loveme et lui échanger son chiare contre ma femme ?
— Et contre Mrs Unthell, c’est ce que j’ai eu l’honneur et l’avantage de te dire il y a un instant…
La sonnerie du téléphone m’interrompt. M’man va décrocher.
— M. Pinaud ! annonce-t-elle.
C’est l’honorable détritus qui vient me rendre compte de sa mission.
— Donne-lui le bonjour ! crie Béru.
Et je l’entends déclarer à Félicie.
— Pinaud, c’est pas le mauvais cheval, mais il est toujours sale comme un peigne.
— Il y a des peignes qui sont propres, précise Alfred.
À sa voix, je comprends que Pinuchet est dans tous ses états. C’est pas qu’il ait beaucoup d’états, notez, à vrai dire il dispose seulement de deux. Il y a l’état normal : apathie, radotage, morne bla-bla, soucis de santé. Et puis l’état anormal, correspondant à l’état de siège de ses facultés : fébrilité, bégayage, décrochage répété du râtelier, reniflements, grattages de fesses, etc.
— Qu’est-ce qui t’arrive, ma brave vieille ?
— À moi rien, mais il est arrivé â Mrs Unthell, fait-il.
— Oh ?
— On vient de la repêcher près de l’île aux Cygnes…
— Morte ?
— Noyée…
— Noyée-noyée ou estourbie et balancée à la tasse ?
— Noyée-noyée…
En voilà une nouvelle ! Et moi qui venais de dire que les hommes de main de Mme Loveme n’étaient pas des meurtriers ! Tu parles ! D’ici qu’ils en fassent autant à la tendre Berthe Béru, il n’y a qu’un fossé… Un fossé dans lequel pourrait fort bien couler la Seine.
— À quoi songes-tu ? s’inquiète Pinaud.
— Tu as fait filer la Loveme ?
— Yes… Elle est allée rejoindre son mari. Je te cause d’un troquet près des studios. Qu’est-ce que tu fais ?
— J’arrive.
Accablé par une pesante méditation, je retourne à la salle à manger. Béru achève un camembert.
— Du nouveau ? demande-t-il.
— Peu de chose… du bla-bla Pinuchard.
— Faut toujours qu’il noie le poisson, ce vieux crabe, affirme le Gros.
Et de rire avec une telle force que les vitres en frémissent et que Jimmy éclate en sanglots.
Félicie prend le môme dans ses bras pour le calmer. Il cesse de chialer instantanément.
Comme c’est étrange… Je me dis que ce petit innocent à causé la mort de quelqu’un.
Ça n’a que quelques mois et ça commence déjà sa petite hécatombe.
Lorsque je me pointe sur le plateau, les prises de vue de « l’Entrée du Choléra à Marseille » sont stoppées because le chef opérateur a piqué une crise de nerfs et la script s’est cassé un ongle en taillant son crayon.
Comme je fouinasse à travers la forêt de projecteurs éteints, une main toujours énergique s’abat sur le rembourrage de mon veston.
— On y prend goût, décidément, cher poulet !
C’est Larronde. Bébert arbore une chemise made in U.S.A, représentant un coucher de soleil sur une palmeraie.
— Tu te déguises en affiche saharienne ? demandé-je.
— Tais-toi, c’est un cadeau du beau Fred.
— Mince, son secrétaire l’a converti ?
— Non, mais il a été particulièrement heureux d’un écho que j’ai fait passer sur lui dans ma feuille de chou. J’ai révélé au monde qu’il était capable de boire une bouteille de bourbon sans respirer… Comme ce n’est pas vrai, ça l’a flatté.
Il a l’art des fondus-enchaînés, Larronde.
— Ça boume, ton enquête ? me demande-t-il à brûle-pourpoint.
— Ce que t’es obsédé, Bébert !
« Dis voir, j’ai entendu des figurants qui disaient que Mrs Loveme se trouvait ici tantôt.
— Exact, boy !
— Ce que j’aimerais lui être présenté… J’ai vu une photo d’elle, c’est tout à fait mon genre.
Il a une fois de plus un regard aigu, intense, qui plonge jusque dans ma conscience.
— Quand tu vous regardes commak, plaisanté-je, on a l’impression que tu vous fais un tubage d’estomac… C’est possible ou pas ?
— Arrive, bel emplumé.
Il me guide à la loge de la super-vedette.
Un ramdam terrible s’en échappe. Albert ouvre sans se donner la peine de frapper. Y a foiridon chez Loveme. Le beau gosse est vautré sur une peau d’ours, torse nu.
Des journalistes américains, glass en main, se biturent à sa santé, sous le regard mélancolique de son épouse.
Un électrophone haute fidélité concasse un chant du Golden Gâte Quartet.
— Hello ! dit joyeusement Loveme.
Je suis peut-être le quart de la moitié d’une truffe, mais ce zig n’a rien du papa dont on a kidnappé le lardon.
Il est détendu, heureux de lui et des autres…
Il me reconnaît, me flanque un coup de poing dans les mollets et me dit de prendre un verre.
Larronde l’enjambe et me présente la belle fille sombre. Elle a du sang mexicanos plein les veines. C’est une beauté. À côte d’elle, miss Univers est tout juste bonne à se présenter aux bureaux d’embauche de Saint-Claude, Jura.
Elle lève ses longs cils et je prends en direct son regard sombre, qui luit étrangement dans la peau mate.
— Mistress Loveme, je vous présente un confrère, dit Larronde.
Elle me sourit avec difficulté.
— Hello ! dit-elle.
Je réponds du tac au tac : hello ! ne voulant pas être en reste.
— Vous êtes journaliste aussi ? me demande la ravissante personne.
Quelle surprise ! Elle parle français presque sans accent.
— Oui, dis-je.
Et je lui exprime ma stupeur de l’entendre manier ma langue maternelle avec une telle aisance. Elle m’apprend que sa mère était canadienne, et qu’elle a fait toutes ses études à Québec.
Voilà qui facilite les choses.
Larronde reste un bout de moment à nous épier. Mais, découragé par la banalité de notre conversation, il prend un verre vide sur la table à maquillage de Loveme et se verse une rasade carabinée de Old Crow.
— J’aimerais écrire un magnifique papier sur vous toute seule, dis-je. Seulement ici on ne s’entend plus Ça vous ennuierait que nous fassions quelques pas dehors ?
— Ça ne m’ennuie pas ; mais je ne tiens pas à ce qu’on écrive quoi que ce soit sur moi…
— Et pourquoi ?
— Je ne suis rien…
— Vous êtes la femme d’une célébrité.
— Et vous trouvez que c’est un but dans la vie ?
Elle me paraît fortement désenchantée, la pauvrette.
Je lui fais signe de me suivre. Naturellement Larronde nous emboîte le pas, pressentant de l’intéressant.
Je le prends â part.
— Écoute, Bébert, lui dis-je en souriant. Depuis dix ans tu écris des saloperies sur tes contemporains et t’as réussi à conserver ta gueule. C’est trop beau pour durer…
Il cherche à cacher sa déconvenue.
— Depuis que tu fréquentes des Ricains, tu te prends pour Robinson, ma parole !
— Souhaite pas que je te prenne pour sparring partner !
Avec un haussement d’épaule, il rentre se bourrer avec les autres. Moi je presse le pas pour rattraper Mrs Loveme au bout du couloir.
J’éprouve une espèce de gêne. Car c’est le genre de femme qu’on ne sait jamais très bien par quel bord attaquer. Elle peut avoir les réactions les plus imprévisibles.
— La France vous plaît ? je lui demande, manière de me foutre en salive.
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