C’est du papier kraft, comme qui dirait pour ainsi dire du faf dont on fait les enveloppes. Il y a à un bord du papier en question une tache rouge, dure, épaisse, qui m’a tout l’air d’être de la cire à cacheter.
J’en ai le cerveau qui exécute un double saut périlleux en arrière.
Je ramasse ce lambeau de papelard. Pas d’erreur : c’est un morcif de l’enveloppe que j’ai déposée ce matin dans la cabine 14.
— Qu’est-ce qui t’arrive, demande le féal Béru, t’as trouvé un billet de dix raides ?
— J’ai trouvé beaucoup mieux, riposté-je.
— Mais z’encore ?
Mon ciné intime me projette un documentaire en Alfacolor sur grand écran. Je me dis : San-Antonio, mon amour (car j’ai une certaine affection pour moi). Des zigs attendaient Pilois à un endroit déterminé. Il lui ont fait respirer de l’infini, lui ont fauché l’enveloppe et se sont tirés en bagnole, dans le sens contraire. Ces types ont été arrêtés par des crevaisons. En attendant de pouvoir rouler, ils ont éventré l’enveloppe pour en vérifier le contenu.
Vous êtes avec moi, les aminches ? Vous pigez la chose fabuleuse qui se produit ?
Grâce aux clous semés par Pilois, je vais peut-être pouvoir arrêter ses meurtriers !
Est-ce qu’enfin le Ciel me prendrait en pitié ? S’agit-il d’une éclaircie dans mon horizon boueux ?
— Mais z’encore ? insiste le Gros qui est l’impatience faite éléphant.
Je baisse le ton et mets mes acolytes au parfum de l’événement.
— Tu crois que tes mecs sont encore-là ? questionne le Mastodonte ? Peut-être qu’ils sont passés, eux, sans crever.
— D’accord, l’Énorme. Mais peut-être qu’ils sont bloqués dans cette file. Essayons d’être optimistes pour changer.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiète Mathias.
— On se place en tête de la file des charrettes pour les empêcher de partir et on examine l’intérieur de chacune d’elles. Il doit y avoir des débris de papier kraft et de cire à cacheter sur la banquette de l’auto qui nous intéresse.
« Au boulot, mes enfants !
Je commence par la première voiture. C’est une quatre bourrins bleu ciel couleur épinard. Dedans il y a un couple de Français extrêmement moyens et deux enfants en bas âge dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ressemblent à leurs parents.
— Vous aussi ? leur lancé-je.
Phrase sibylline, me direz-vous ? Peut-être, mais elle ne peut que recevoir un accueil chaleureux. Il y a dans ces deux mots une confraternité émouvante qui va droit au cœur. Un apitoiement discret, une compassion de bon aloi, une espèce de sympathie pleine de discrétion et de ferveur. Mes interpellés en ont les chasses qui rougeoient d’émotion.
— Ouais, répond l’homme avec ce courage indomptable, cette vaillance irréductible qui a fait la gloire de notre peuple, ouais, on l’a dans le… comme vous autres !
Il est pâle, mais stoïque. Une âme bien trempée. Ça vous perdrait une tournée de blanc-cassis au 421 sans sourciller, ça, madame !
Pendant l’échange de ces paroles définitives, nous avons lorgné l’intérieur de sa trottinette. R.A.S. !
Nous passons à la suivante : une Waldeck-Rousseau à double carburateur gélatineux. Un seul gars dedans. Mais gros, énorme. Béru vu dans une glace déformante. D’instinct on cherche la valve pour tenter l’impossible ! On a envie d’alerter les services de déminage avant que ça n’explose. On veut faire évacuer les femmes et les enfants.
Il est répandu dans toute sa tire, le pachyderme. Son volant, il l’a sous son quatorzième menton et pour ce qui est du levier de changement de vitesse, il ne peut pas se gourer : ce dernier se trouve juste à la hauteur de son troisième bouton de braguette. Il est visible que ce brave homme n’a jamais décacheté une enveloppe de sa vie ; les exercices violents lui répugnent.
Béru, tout content de trouver plus volumineux que lui, l’interpelle :
— Alors, v’s’attendez le dépannage ?
Un « oui » inarticulé part d’un des replis de l’énorme visage. On inspecte la Waldeck-Rousseau sans trouver trace de papezingue ni de cire.
— Pas bavard, l’adipeux, note Bravissimo.
— C’t’un recueilli, explique Béru, il profite de ce qu’il est à l’arrêt pour s’écouter maigrir.
Voyons, maintenant la troisième charrue. Une Chevrolet décapotable. Elle a ses deux boudins avant rétamés et on dirait qu’elle s’est mise à genoux pour regarder défiler une procession. Un Amerlock de l’espèce ruminante malaxe du caoutchouc à la menthe. Sa femme, une chouette blonde distinguée comme une marchande de poissons marseillaise, complète sa culture en ligotant Mickey-Maousse dans le texte. Leur contre-torpilleur ne recèle pas la moindre trace des produits recherchés.
Je pense que c’est une coïncidence, ce bout de papier, assure Bravissimo. Qui sait ? Peut-être est-ce Pilois qui a balancé l’enveloppe à cet endroit ?
— Tu parles, Charles, pouffe Béru qui a dû apprendre par cœur un dictionnaire de rimes. Le Pilois se serait envoyé trois cents bornes avant d’ouvrir l’enveloppe !
La quatrième auto est une Mercédès (je ne connais que son prénom) bleu-allemand-tirant-sur-le-gris-germanique immatriculée C.H. Deux messieurs l’occupent ou plutôt l’occupaient car ils sont descendus pour prendre l’air. L’un est grand, froid, blond, ridé, lunetté d’or, fringué gentleman dans les tons neutres, ce qui est normal de la part d’un suisse. L’autre est petit, trapu, grisonnant, habillé de tweed et coiffé d’une casquette sport à carreaux.
— Quelle histoire, hein ? leur lance Bravissimo. On se demande l’ordure qui a pu faire une chose pareille. Vous devez avoir une drôle d’idée de la France ?
Ces messieurs ne répondent pas.
— N’insiste pas, préconise Mathias, tu vois bien que leur guinde est immatriculée à Berne. Si ça se trouve, ils ne connaissent pas une broque de français.
Sa remarque est ponctuée par un sifflement de l’impressionnant Béru. Inutile de le faire dire avec des fleurs ; nous avons déjà compris à la trogne du Gros qu’il vient de gagner le gros lot.
— C’t’une belle voiture, la Mercédès, hein ? fait le Béru en désignant l’intérieur du véhicule.
Un frémissement passe dans notre clan. Des éclats de cachet de cire jonchent le tapis de sol et il y a des particules de ce papier particulier sur la banquette.
Nous les tenons. Pour un coup de vase, c’est un coup de vase, mes agneaux.
Nous dépassons la Mercédès, mine de rien, afin de tenir conseil.
— Alors ? demande Mathias, toujours prêt à la castagne.
— On les saute ! décidé-je. Bravissimo, tu vas aller chercher la camionnette. Amène-la ici en marche arrière et ouvre les portes. Il faut les emballer en souplesse ; inutile de faire du spectacle, on n’est pas chez Coquatrix.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le brave Bravissimo bravache bravement les braves automobilistes stoppés et court chercher sa chignole.
Pendant sa courte absence nous ne perdons pas de vue les deux Helvètes. Ceux-ci parlent en suisse et nous n’entravons rien à leur conversation.
Lorsque la camionnette est là, nous opérons, mes camarades et moi-même, une chouette manœuvre d’encerclement. Le Gros et Mathias contournent la Mercédès tandis que, flanqué de Bravissimo, je m’annonce de front.
Je m’adresse au gnaf à lunettes d’or parce qu’il me paraît être l’intellectuel du tandem. Bien poliment je lui exhibe ma carte professionnelle.
— Monsieur s’il vous plaît, l’interpellé-je.
Il condescend à me vaporiser au travers de ses bésicles un regard maussade.
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