Ce que me bonnit l’aimable truand me surprend au plus haut point. Avouez que ce n’est pas banal ! Un honnête industriel qui rêve de se faire emballer !
— D’où l’attentat contre ta gerce ?
— Exact. L’idée est de moi. Avec cette histoire de sadique baladeur, c’était tout indiqué. Boilevent faisait semblant de molester une fille et on l’arrêtait, mathématique, non ?
— Encore fallait-il que les flics fussent là.
— Vous croyez que j’avais pas remarqué la planque de la rue Godot ? L’inspecteur Pâquerette, on ne connaît que lui et ses cache-nez tricotés main.
— Ensuite ?
— Tout de suite ça n’a pas emballé Boilevent, ce coup de passer pour un maniaque. Il trouvait la combine un peu trop forte, trop dangereuse. J’y ai fait observer qu’il aurait pas de mal à se disculper quand il voudrait : lui suffirait de produire des alibis pour les meurtres antérieurs… (On voit qu’il a eu maille à partir avec la justice, Alfredo son vocabulaire s’est enrichi. « Il n’y a que maille à partir qui m’aille » comme disait un quidam à qui la moutarde montait au nez.)
— D’accord, cher scénariste, mais pour celui-ci ?
— C’est ce qu’il m’a fait remarquer, et alors c’est lui qui a eu l’idée…
— Laquelle ?
— Il a voulu que Marie-Thé lui écrive un mot disant que cette agression était bidon, etc.
— Parce qu’elle était dans la combine ?
— Naturlich ; vous pensez pas qu’elle aurait été assez patate pour suivre un zig en bagnole avec ce qui se passait dans Paris ?
— Elle a bien caché son jeu.
— Dame, quand elle a vu que vous assaisonniez le gars Boilevent, elle a eu les jetons.
L’affaire se corsait vachement, vous comprenez ?
— Dis-moi, ce mot, elle l’a écrit ?
— Oui.
— Elle risquait de graves ennuis. Insulte à magistrat, pour une radeuse, ça mouille !
Il hausse les épaules.
— Dans la vie faut savoir prendre des risques. Et puis Boilevent avait lâché une petite pincée.
— Le chiffre ?
Il hésite.
— Cinq cents pions !
— Mince, fallait que ça urge, son cinéma. T’es sûr qu’il ne t’a pas dit de quoi il retournait ?
— Je le jure sur la mémoire de Marie-Thérèse.
Un nouveau silence nous sépare. Chacun fait le petit bilan provisoire de la situation.
— Maintenant, chapitre deux, Alfredo. Tes rapports avec Bergeron ?
Il se racle le gosier.
— Quand j’ai vu que la petite combine avait tourné au caca, moi aussi j’ai eu des vapeurs.
— À cause ?
— Bédame, à cause de la fameuse lettre que ma nana avait pondue à Boilevent. Je m’ai dit : « Si la Poule met la main dessus, ça risque de chauffer pour les plumes de ma fille et pour moi si ses nerfs flanchent. » En plus que Boilevent était mort, y avait cette mystérieuse affaire qui le tracassait. J’ai pensé que les gonzes qui le cernaient au point qu’il veuille se planquer au château des Cauchemars pour messieurs seuls penseraient que j’avais été son complice et ça me défrisait.
— Oui ?
— Oui. Hier, lorsque vous vous êtes rabattu à mon bar, je me suis dit : « Ton numéro vient de sortir, fils. Les bourres ont dégauchi cette lettre. Ils y vont à la sournoise pour essayer d’en apprendre davantage, mais le moment où que les Athéniens s’atteignirent approche. »
— Bref, tu as cru que je te menais en barlu avec mon projet d’assistance mutuelle ?
— Xactement. Il faisait si peu sérieux…
Je me mords les lèvres. Dire que j’étais sincère ! Verserais-je dans l’utopie ?
— Après ?
— J’ai gambergé à tout ça dans ma petite tronche, j’ai consulté des potes qualifiés et ils m’ont conseillé de ne pas rester à attendre l’averse.
— Et tu as compté sur Bergeron pour qu’il te prête un parapluie ?
— Dans un sens, oui.
— Aboule ton raisonnement, fils.
— Je me suis rencardé sur la vie de Boilevent. J’ai su qu’il avait un associé et je me suis dit que ce monsieur saurait peut-être quel si grave danger courait mon pote.
« Alors j’y ai demandé un rembour. »
— Il te l’a accordé sans histoire ?
— Je lui ai dit au bigophone que j’étais un ancien ami à Boilevent et que j’avais des choses à lui parler sur Jérôme.
— Comment s’est déroulé l’entretien ?
— Pas mal. J’ai joué banco et j’ai tout expliqué au daron comme je viens de vous l’expliquer.
— Quelle attitude a-t-il eue ?
— Il a semblé intéressé, mais juste ce qu’il fallait.
— Tu as eu l’impression qu’il ne te croyait pas ?
Alfredo réfléchit. Je sens qu’il pèse le pour et le contre en toute objectivité. À la fin il secoue sa belle tête méditerranéenne.
— Impossible à dire. Il se comportait comme s’il me croyait, mais j’avais idée que c’était par politesse.
— Ensuite, qu’a-t-il dit ?
— Il chiquait au méprisant. Il m’a fait comme ça : « J’espère pour vous que la police n’est pas en possession de ce pacte insensé. »
« — Et si elle y est ? je lui réponds.
« Il s’est levé pour me montrer qu’il m’avait assez visionné.
« — En ce cas voyez quelqu’un de compétent, je ne suis pas avocat. »
La réaction de Bergeron me semble bonne.
— Tu ne lui as pas demandé s’il avait une idée du fameux danger couru par son associé ?
— Si, bien sûr.
— Sa réponse ?
— Il s’est tapé le front avec le doigt comme pour me faire croire que le gars Jérôme était frapadingue, et entre nous, m’sieur le commissaire, je me demande si ça serait pas ça la vérité. J’en ai vu, des potes de la colonie qui devenaient jojos une fois de retour.
— En somme, votre entrevue s’est terminée par un non-lieu ?
— C’est ça.
— Vous vous êtes quittés comment ?
— Assez sèchement. Ma visite l’emballait pas. Il a dû avoir peur que je lui compose une chansonnette.
Je balance une bourrade à Alfredo.
— Et dans le fond, voyou, c’est pas un peu ça que tu étais allé renifler ? Si Bergeron n’avait pas eu cette attitude ferme, tu te mettais aux grandes orgues et tu lui jouais ton grand morcif intitulé « Passez la mornifle », non ?
Il a une réponse évasive.
— Faut toujours que vous vous montiez le job, les flics !
J’ai la certitude intime que Monsieur m’a dit tout ce qu’il savait.
— Je vais te faire conduire dans une cellote plus confortable, décidé-je.
Il se rembrunit, ce qui est un exploit, vu la teinte de ses crins.
— Parce que vous me conservez au mitard ?
— Ben alors, qu’est-ce que tu croyais, bonhomme ? Qu’on allait te faire reconduire chez toi dans une voiture de maître ?
— Si vous me bouclez, je veux un bavard !
— Demain on prendra les dispositions. Il est très tard, tu sais. Même les vrais barbeaux font dodo.
Je le fais driver à l’étage supérieur, dans la cage à poule. Là, au moins, il y a de la lumière, de la chaleur et un banc pour s’allonger.
— T’auras qu’à dire ce que tu prends au petit déjeuner, plaisanté-je, on est à ta disposition.
Mathias rentre avec des flocons de neige dans ses crins incandescents. On s’étonne que sa tignasse rousse ne les fasse pas fondre aussitôt.
— Saloperie de temps, rouspète-t-il. Le froid a cessé d’un seul coup et voilà qu’il s’est mis à en tomber des paquets !
— Comment va Pâquerette ?
— Pas mal. Il a repris connaissance à l’hosto et j’ai pu enregistrer une première déclaration.
Mathias s’ébroue, pose son imper doublé et tire de ses profondes un petit carnet à brochure spirale.
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