— Mes prouesses ? béé-je.
Anastasia me jette un candide sourire.
— Ne vous troublez pas, beau Casanova, vous savez comment sont les filles. Pires que les garçons sur le chapitre des confidences. Il faut admettre que la perte de sa virginité est pour une femme un événement capital. Et pourquoi tairait-elle la perte de ce qu’elle n’a su garder ? Natacha est une âme simple, donc facilement émerveillée — ce mot existe-t-il en français ? Les causes de son émerveillement sont justifiées, je le sais, car vous êtes à l’amour ce que Lénine fut au socialisme. Ne vous étonnez pas de me trouver dans votre lit, après m’avoir trouvé dessous. La raison en est que votre mignonne épouse s’est réveillée en sursaut après s’être endormie pour de bon. Ne vous trouvant plus à son côté, elle a pris peur et elle est venue me chercher. Il faut reconnaître que c’est triste de perdre presque simultanément son pucelage et son époux.
Tandis que la bavarde Anastasia laisse s’égoutter ses sarcasmes, Natacha est parvenue à me happer. Elle me pétrit le poignet, l’avant-bras et le bras avec des gloussements vachins qui en racontent long comme la ligne Moscou-Vladivostok sur les extases qu’elle a endurées.
— Écoutez, mon petit cœur, dis-je à la blonde pétroleuse, je sais bien qu’on ne prête qu’aux riches, mais si cette grosse tarte à la crème est vraiment dévirginisée je n’y suis pour rien ! J’ai quitté cette pièce peu après vous, sans avoir approché ma dondon. Ne pensez-vous pas qu’elle a rêvé sa nuit de noces ?
Anastasia esquisse une drôle de moue.
— Mon beau mâle, déclare-t-elle, il est des rêves très violents, je ne l’ignore pas, mais jamais ceux-ci n’ont endolori le corps d’une femme que je sache. Natacha n’a pas été l’heureuse victime d’un songe, mais d’un homme. Avec cette impudeur des jeunes filles en veine de confidences, elle m’a retracé les péripéties d’une séquence amoureuse particulièrement corsée, et bien dans votre style. En bref elle a perdu sa vertu avec brio, ce qui est assez rare. Généralement, les femmes ont une pauvrette révélation de l’acte. Il les déçoit onze fois sur dix car leur premier partenaire est soit trop timide, soit trop brutal quand il n’est pas les deux simultanément. Dans le cas de votre épouse, ce fut vertigineux et tendre. Si vous n’avez pas cueilli sa fleur, il faudra dorénavant ne pas négliger votre comportement afin de rester à la hauteur de la situation créée par un autre.
Là-dessus elle éclate d’un rire immense et fou.
Elle a de bonnes excuses, Anastasia. La situation n’est-elle pas abasourdissante ?
Enfin, écoutez, les gars, je vous laisse juges. Le soir de mes noces, je m’embourbe une autre nana que la mienne tandis que cette dernière roupille, puis je vais faire un tour et quand je reviens ma légitime a été oblitérée par un inconnu.
Reconnaissez que des aventures pareilles ne peuvent arriver qu’à moi !
Seulement voilà : qui se l’est payée, la fillette angélique du professeur Bofstrogonoff ? Hein ? Y en a pas un parmi vous qui pourrait m’affranchir ?
Gagné par l’hilarité de la belle blonde, j’y vais aussi de ma rifouille. Quand le grand zygomatique pète son plomb, ça devient maladif, le rire. C’est cruel, douloureux, meurtrisseur. Ça secoue. Ça ébranle, ça défonce. Ça vous fouaille, vous fouille, vous lacère les entrailles, vous dévalve les poumons. Votre rate en pèle. On s’en disjoint la culasse.
Je rigole à en chialer, à m’en déclarer des voies d’eau un peu partout. Je hoquette. Je gémis. Je me fissure. Me fistule. Me vistule en crue. Je craque. C’est trop. Arrêtez, non, je peux plus tolérer, j’insupporte cette intense rigolomanie.
Et cette grosse pêche fondante qui nous regarde alternativement, comme on suit un match de tennis. La fausse dame San-Antonio déberlinguée par un intrépide du scoubidou folâtre ! Vive le sublime satyre qui a pénétré impudemment à l’intérieur de la chambre nuptiale et de la mariée délaissée.
Faudra que je vous raconte tout ça un jour…
Si les petits cochons soviétiques ne me mangent pas !
X
MERCREDI 14 H 8
(HEURE DE PARIS)
Elle doit pas aimer l’avion, Natacha. La manière qu’elle me cramponne la main tandis que notre gros zinc tangote en dit longuet sur ses affres. Son teint rose vire au vert. Elle fait viande de porc avariée dans son fauteuil dont elle s’est bien gardée de dégrafer la ceinture. Vis-à-vis de nous, car à bord de notre long-courrier les deux dernières rangées de sièges sont face à face, la môme Anastasia lit un livre russe intitulé Zwklmzw, ou quelque chose d’approchant. Elle a croisé ses jambes panoramiques et, sans trop loucher ni me torticoler, j’aperçois des froufrous blancs et noirs qui fileraient des rêves lubriques à un bonze enflammé. De temps à autre, elle abaisse légèrement son passionnant bouquin pour me velouter une œillade tellement suave que les poils de ma poitrine se mettent en tire-bouchon et que la peau de mes régions les plus lisses devient plus rêche qu’une langue de bœuf atteint de fièvre aphteuse.
Voilà une paire d’heures qu’on trajecte au-dessus d’une mer de nuages sales. À force de matouser à travers l’hublot, on finit par se croire en train de survoler l’Atlantique Nord un jour de naufrage du Titanic. Les turboréacteurs turbotent rond dans leur turbotière, ce qui est réconfortant. Le steward est un solide garçon, impénétrable (car il n’est pas homosexuel) mais empressé, dont la pugnacité ne le cède en rien à sa motilité. Il n’a rien d’un crapoussin. Sa glabelle n’est pas villeuse, mais son vomer, couvert par un stéatome, lui donne l’aspect d’un miquelet. Bref, c’est le genre de type capable de lire couramment le boustrophédon et qui ne confondrait pas un apophtegme avec une antanaclase, si vous voyez ce que je veux dire.
Il nous sert généreusement de solides rasades de vodka et ne rechigne pas sur les toasts au caviar. Une aimable torpeur règne à bord. Celle-là même qui s’empare des passagers lors d’un grand vol. Voyager c’est mettre son destin à la consigne, se le rendre inaccessible pendant un certain laps d’étang, donc démissionner de soi-même. Que fait un individu qui n’a plus la possibilité de gérer sa personne ? Il somnole ou dort carrément. Ça s’appelle « tuer le temps ».
Je n’échappe pas à la règle, aussi m’abîmé-je dans une songerie qui préfigure déjà le sommeil en tentant, mais vainement, de retirer ma main de celle de ma femme. Soudain, alors que les dentelles perverses d’Anastasia sarabandent de plus en plus vite dans ma tronche, une voix connue retentit, en provenance du fond de l’avion.
— Dites donc, camarade loufiat, ça commence à bien faire, avec vot’ volga-tord-boyaux. Elle titre au moins quatre-vingt-dix degrés ! C’est pas de la gnole, mais du décapant. J’en ai quine d’écluser de l’eau de Cologne ! Faites-moi le plaisir de descendre à la cave pour si vous y trouveriez une bouteille de beaujolais-villages !
S’agit-il d’un songe sonore ou est-ce bien le cher organe de Bérurier qui trouble la paix feutrée de l’avion ?
Indécis, je m’arrache au sirop pour quitter mon siège.
— Krzzwlbvzof ? s’inquiète mon épouse.
Je file un regard interrogateur à Anastasia.
— Elle demande où vous allez ? me répond tacitement celle-ci.
— Dites-lui que je vais changer le disque de ma voiture, grommelé-je en matant les voyageurs du Tupolev.
J’ai beau me détroncher, je n’aperçois pas Bérurier. J’examine les passagers sans succès. La voix du Gros, c’était dans un bout de rêve… Il s’agissait juste d’une petite autosuggestion auditive née probablement du zonzon des réacteurs. Et pourtant…
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