Il cause bien, le jeune toubib, mais ça n’arrange pas mes bidons. Tout ce que je vois, au travers de ses tartines, c’est que j’ai perdu mon dynamiteur. La rogne me prend.
— En somme, dis-je aigrement, lorsqu’il a terminé son cours, en pleine nuit un homme est venu vous demander assistance et vous l’avez refoulé !
Mon vis-à-vis pâlit.
— Ah ! non, s’écrie-t-il. Ah ! non. Non ! Et non ! Vous êtes encore de ceux qui viennent nous brandir sous le nez le serment d’Hippocrate ! À vous entendre, nous autres médecins serions tous des espèces de moines obligatoirement disponibles pour laver les pieds de qui sonne à notre porte. Monsieur, je dirige un établissement de trente-quatre lits. Je me lève à six heures tous les matins et me couche à minuit, tous les soirs. Je mange des sandwiches en marchant et je fais l’amour sur des coins de table. Je me retiens de pisser toute la journée. Je ne vais au théâtre qu’une fois par an, et pourtant j’adore le théâtre ! J’ai remis à cinq reprises des vacances en Grèce, et je sais à présent que je ne verrai jamais le Parthénon. Je prends des décharges atroces en effectuant des électrochocs. Mes malades femelles me griffent, regardez cette cicatrice à la joue, Gillette mince n’y est pour rien !
« Les malades mâles veulent m’étrangler. Ma femme me trompe, monsieur, et je lui pardonne de grand cœur, à cette chère âme, puisque je n’ai à lui offrir de moi que mon sommeil. Alors, vos leçons de morale, vous pouvez les garder. J’ai donné à votre aigrefin l’adresse d’un confrère du voisinage, mais il n’en a pas voulu et il a fichu le camp. Vous n’avez rien à me reprocher parce que JE n’ai rien à me reprocher. Cela dit, j’aimerais que vous alliez terminer votre rodéo ailleurs, monsieur. Bonsoir ! »
Là-dessus il sort avec une dignité de roi mage refoulé par l’hôtelier de Bethléem.
VIII
MERCREDI 2 H 58
(POUR ÊTRE PRÉCIS)
— En somme, murmure le Vieux, en faisant danser une mule de satin broché au bout de son pied nu, en somme, mon bon ami, la situation est inextricable. Il est donc avéré que les Russes sont au courant de tout, ainsi que deux mystérieuses organisations. L’une de celles-ci compte se servir de vous, tandis que la seconde a décidé de vous supprimer. Vous savez que c’est au fond très passionnant, cet imbroglio ?
— N’est-ce pas ? maussadé-je. Entre une équipe de tueurs que rien n’arrête, une autre équipe de types qui veulent me soumettre à leur dévotion et les Popofs qui savent qu’on a essayé de les blouser et qui m’attendent de pied ferme là-bas, j’occupe une position de rêve. Quand je pense que des gens dépensent leur argent au cinéma au lieu de mener ma douillette existence…
Ma hargne ne le fait pas grogner.
Il prépare délicatement deux orange-vodka, à gestes précis, précieux et quasi chirurgicaux.
— La suite va être exaltante, promet le Dirlo. À quelle heure embarquez-vous ?
Je manque tomber à côté de mon siège.
— Parce que j’y vais TOUT DE MÊME, patron ?
Ma question le fait sourciller. Il s’arrête de touiller son mélange ensoleillé et pointe sur moi sa longue cuiller à cocktail emperlée de jus d’orange.
— Vous renonceriez, San-Antonio ?
Je me blottis au creux du fauteuil recouvert de velours frappé. Il est vachement rupin, l’appartement du Vieux. Tout y est riche et ouaté, raffiné à bloc. Ça doit être agréable de tirer les ficelles de guignols dans mon genre depuis cette thébaïde.
— Je me demandais seulement si, dès lors que l’objectif de ma mission est connu, archiconnu, de tous et des autres, elle demeure réalisable. En somme, si je partais pour Moscou avec, écrit sur le ventre en caractères pour polos d’université américaine la mention « Agent secret en service » j’aurais plus de chance de passer inaperçu.
— Buvez donc ça, coupe le Déboisé en me présentant un verre de sa mixture.
Je saisis le godet et réponds à son toast muet par un autre toast muet.
— Voyez-vous, mon cher ami, reprend-il, après avoir goûté son cocktail à muqueuses recueillies ; si j’avais appris fortuitement que les Russes ont percé à jour nos desseins, je vous ordonnerais de rester et d’annuler votre pseudo-mariage. Seulement, nuance : les Russes VOUS FONT SAVOIR QU’ILS SAVENT ! On a l’impression qu’ils avaient ourdi un plan de bataille en harmonie avec votre départ chez eux, plan que certaines circonstances les obligent à annuler. Bref, ils voudraient vous faire renoncer à ce voyage qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. De plus, ces personnages occultes qui vous menacent ou vous dynamitent apportent à notre affaire des prolongements insoupçonnés. Tout cela m’incite à confirmer votre mission, mon cher. Certes vous allez plonger dans un fameux guêpier, mais il faut y aller. Il le faut !
Ce qu’il y a de bien avec le Dabe, c’est qu’il se passionne à fond pour son turbin, ou plus justement pour le turbin qu’il demande aux autres. Après tout il ne risque que la mort d’un homme ! C’est pas grand-chose, la mort d’un homme !
— Très bien, boss, j’irai.
Est-ce consécutif aux grandes fatigues de la nuit ? Je me sens infiniment résigné. Le fatalisme constitue l’une des grandes forces de l’homme. Faut pas qu’il perde de vue sa précarité affolante, l’homme, jamais ! Qu’il sache bien à quel point il est putrescible, à preuve : il ne se nourrit que de denrées périssables ! Le jour où il bouffera de l’acier, sa prétention reposera sur des assises plus solides ! Mais tant qu’il clappera des animaux morts et des végétaux déterrés il devra se minusculiser dans son sort, y faire son trou.
— J’ai le sentiment confus, San-Antonio, que de grandes choses se préparent.
J’opine.
— Moi aussi, monsieur le directeur. Moi aussi !
IX
MERCREDI 3 H 21
(COMMUNIQUÉ PAR LIP)
Je remise, sous la remise, entre le pressoir et la berline désaffectés, la Simca 1000 obligeamment prêtée par Pépère. (Il la fera récupérer demain au Bourget. Son chauffeur ne pourra pas se tromper au parkinge : c’est une Simca 1000 grise !)
Le Grand Cerf est paisible comme un mouton. Nulle lumière ne filtre de ses persiennes closes. Il vit sa nuit provinciale le Grand Cerf, dans la touffeur cirée de ses vieilles boiseries. Les gens qui l’habitent dorment solidement, sans arrière-pensées, sans cauchemars abusifs.
Harassé, je grimpe rejoindre ma femme. Je la trouve plus que réveillée : bavardant avec son amie Anastasia. Elles sont en peignoir. De coton satiné pour l’explosive garde du corps de la provisoire M me San-Antonio ; de pilou bourru comme un vieux douanier pour la grassouillette épouse du fameux commissaire. Ces jeunes filles gloussent des mots gonflés d’r, assises en tailleuses sur les deux oreillers du plumard.
En m’apercevant, ma chère femme me tend des bras de jeune catcheuse se disposant à coltiner une barrique de picrate.
— Tiens, ma belle vierge est sortie des brumes où vous l’aviez plongée ? remarqué-je en bâillant comme un lion abonné à la Nouvelle Nouvelle Revue Française.
Anastasia me cloque une œillade indécise.
— Pas si vierge que ça, murmure-t-elle. Natacha est en train de me raconter vos prouesses. Bravo, mon cher, vous avez de la santé. J’aurais préféré que vous interprétiez votre « bis » avec moi, naturellement, mais en bonne communiste, je pense aussi aux autres !
Je mate les deux grenouilles avec cet air suprêmement intelligent qu’ont les contractuels lorsqu’ils tirent leur carnet d’autographe de leur vaste poche malodorante (ça n’est pas péjoratif : tous les cirés mouillés puent le flic).
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