Juliana, comme son préblaze l’indique, est hollandaise. Elle porte le glorieux nom de sa reine, l’épouse au prince du sang et du dix-pour-cent. Mais elle, elle ne pèse pas une tonne et fait pas de vélo. Mannequin. Tu sais ? la pose sophistiquée pour les hardes Untel ? Tortillage du prose, cambrement des nicheloques, air d’en avoir deux (et les ayant au train, la plupart des nuits). Bien foutue, ça, on ne peut pas y enlever, Juliana. La maison d’Orange, côté des volumes y s’y connaissent. Z’ont l’habitude des digues, de celles du cul et des autres. La maison d’Orages, plutôt, ma gosseline, tant tellement sa beauté la rend pétardière, lui confère des droits d’emmerdeuse qu’elle exploite à bloc.
Ma pomme, je me maugrée après de plus en plus fort si bien que j’en marmonne comme un vieux cureton son bréviaire lorsqu’il voyage en chemin de fer. Je cherche une combine pour la larguer. Un remplaçant, me faudrait, comme en députation. Un gonzier disponible qui me la reprendrait au pied levé, la Juliana. Je lui filerais volontiers la carte grise de cette brouette, merde ! Et, en supplément, je douillerais le bouffement de luxe. Bien sûr, la greluse s’est commandé ce qu’il y a de plus chérot sur la grande brème parcheminée et elle y touchera seulement pas, juste pour me faire chier. Le gaspillage, ces filles, ça fait partie de leur standinge.
— Vous n’êtes pas très folichon, que me gazouille la Batave avec un accent à base de féculents brûlants.
— T’inquiète pas, Poupette, je lui riposte. Je ne suis pas folichon, mais j’ai un braque de grand veneur !
Elle paraît plus indignée par mon parler que par les pots-de-vin du prince Bernhard.
— Mais c’est dégueulasse, ce que vous dites là !
— A table, ça indigne, mais au plumard ça ravit.
Elle joue les petites pincées, se rabougrise dans un mutisme flétrisseur, le côté : « Mais z’ouavè-je la tête pour accepter votre invitâtion !
Moi, ça me détend, sa tension. Je m’en délecte. J’y étends mes rancœurs mouillées comme sur un fil d’étendage. Alors je me pique au jeu. Tu me verrais en gros goujat, moi qui ne t’ai pas habitué à ça ! Je mange mes asperges les coudes écartés, en faisant un bruit de pompe désamorcée. Elle se crispe de plus en plus, Juliana. Ne becte pas, mais ça c’était prévu au programme, et son figne doit être tout pincé, tout fermé, comme un porte-monnaie d’Ecossais. Alors, mézigue, tu sais pas ? Faut-il que je sois lancé dans la diablerie tout de même ! Quand j’ai clapé mes asperges sauce hollandaise, je biche l’assiette de foie gras à Juju, mets mon assiette vide à la place, devant son bustier, et briffe le foie frais en l’étalant au moyen de mon couteau.
C’en est trop.
— Je n’avais pas remarqué à première vue que vous étiez aussi mal élevé, me récite-t-elle comme tu cites une phrase de Prouproust dans une croque chez la baronne.
— Comment ça, mal élevé ? Faut rien laisser perdre, môme, pendant qu’y a des p’tits Indiens qui sucent les clous de leur dodo.
Et je me mouche bruyamment dans la nappe.
Béru battu ! Je parviens même à imiter un bruit de rot qui fait sursauter la salle. La gonzesse ramasse son sac et galope vers la sortie, la tête entre les épaules.
Comme quoi, quand tu veux vraiment quelque chose, tu peux l’obtenir rapidos. Moi, je voulais l’absence de Juliana, et v’là qu’elle me la flanque à travers la figure. Ah ! bénédiction du ciel. Enfin seul avec mes pensées, mes préoccupations… Je vais pouvoir gamberger à Mudas, repenser à ce baiser cueilli sur la bouche fermée de Marie-Marie. A son prof d’allemand, cette femme blonde belle et forte qui semblait heureuse avant que ne retentisse la sonnerie de son téléphone.
— Mademoiselle est partie ? me chuchote le maître d’hôtel.
— Oui, mon cher ami : elle m’a fait ce cadeau inappréciable. Il faut dire que j’y ai mis du mien. Grâce à elle, je vais avoir une soirée de totale liberté.
— Ça n’a pas de prix, m’affirme le pingouin avec un sourire triste.
Peut-être, qui sait ? se laisserait-il aller à des confidences, tout le monde ayant une vie plus ou moins branlante à raconter ; mais un incident extérieur se produit, à savoir une très forte déflagration. Une fenêtre du restaurant vole en éclats. Des dîneurs se jettent au sol. Des cris retentissent dans la rue. Le personnel de l’établissement court aux nouvelles. Moi, nanti de ce self-control qui n’est pas la moindre de mes qualités, je reste à table, impec, élégant, souverain, comme si je ne m’étais aperçu de rien. Mieux : je déguste mon chablis à petites gorgées connaisseuses. Alors qu’un brouhaha grandit au-dehors et que les convives d’ici s’agitent comme de l’Alka-Seltzer dans un demi-verre d’eau fraîche.
Doit y avoir un certain grabuge à l’extérieur, car le grondement se ponctue de sirènes de police, puis d’ambulance.
Le maître d’hôtel reparaît. Il est pâle et titubant comme le type qui vient de gagner Strasbourg-Paris à la marche.
Il avance dans ma direction en plaçant chacun de ses pieds devant l’autre, tel un funambule qui ne disposerait que d’un fil à voie étroite.
Le chef loufiat se permet une chose rarissime dans l’hostellerie de prestige : il s’assied à côté de moi, sur la banquette.
— Oh, monsieur, monsieur, monsieur, dit-il au petit trot anglais.
— Vous m’avez l’air bien bouleversé, l’encouragé-je.
— Il y a de quoi. Si vous saviez, quelle horreur !
— Mais encore ?
— La jeune femme qui était avec vous…
— Blessée ?
— Peut-on parler de blessure lorsqu’une tête s’est séparée de son tronc ?
Il a l’amabilité de repousser ma table loin de lui et se met à dégueuler sur la magnifique moquette heureusement lie-de-vin.
— Et alors, mon grand, bonne journée ?
Elle est toute primesautière, ma Félicie, ce soir. Peut-être à cause de cette gerbe de roses que je viens d’empletter avant de rentrer au Publicis .
Des fleurs, je lui en offre pas assez. J’y pense de loin en loin. A preuve, lorsque j’ai déboulé dans notre pavillon avec ma brassée de baccarats, elle a eu un regard vers le calendrier, vérifié si c’était son annif ou sa fiesta, ma chère vieille. Mais comme nous sommes un jour banal, mes végétaux lui causent un plaisir bien plus savoureux, puisque rien d’autre que ma tendresse ne les motive. Tu piges ?
Elle les dispose avec amour dans un vase de porcelaine peinte qui lui vient de sa mère et dont on a recollé une anse. J’étais présent lorsqu’elle l’a brisée, un soir, sur l’évier. Elle nettoyait ce vase et, elle dont les mouvements sont cependant si doux et si précis, elle a eu un geste malencontreux. Et son vase s’est trouvé défiguré. M’man a eu une expression de petite fille, comme des fois, en tant d’occasions. Des larmes lui sont montées et elle a murmuré :
« — Oh ! le vase de maman… »
J’avais de la colle extra-forte (qui colle tout même le fer) prétendait le tube. Je lui ai réparé le dégât. Maintenant faut savoir pour apercevoir l’accident. N’empêche que le pot de porcelaine est devenu une sorte de vieux mutilé qu’on garde chez nous par devoir filial.
Elles se mettent à pavaner, les fleurs, dans ce trophée de famille. Entre les doigts de ma vieille, elles prennent leurs aises, y a pas.
Bonne journée ?
Je repense à tout ça dans un éclair. « Ça » étant les événements de la journée ; si nombreux, si divers, si peu banals, si dramatiques.
— Oui, assez bonne journée, m’man. A propos, j’ai rencontré M. Félix, tu te souviens ?
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