Le général sus-mentionné se pointe sur le perron. Il a les mains pleines de cambouis. Il s’attaque aux boulons du masque. L’instant est solennel. Personne ne bronche, pas plus Chiraco que Kantibez ni que les militaires rassemblés. On perçoit seulement un borborygme de Berthe Bérurier qui, à voix onctueuse, me demande :
— Pensez-vous qu’il en eusse t’encore pour longtemps, Antoine ? car j’ai besoin d’aller au petit coin.
— Ce sera vite fait, Berthe, pronostiqué-je.
Et, en effet, le général mécano sait boulonner, donc déboulonner. On ne l’a pas promu général pour ses beaux yeux, tu penses ! D’abord, il louche !
Moi, j’ai hâte qu’il en termine, parce que plusieurs centaines d’hommes, tu ne maintiens pas leur attention jusqu’ ad vitam aeternam , comme disent les joyeux compères Pierre Larousse et Claude Augé à la page une de leurs pages roses.
Enfin cric crac, voilà. Le masque est séparé en deux parties équidistantes. Le général à molette pousse un cri.
Pour ma part, et quant à moi, j’ai un pincement aux burnes, car enfin, je me dis que j’ai pu après tout me gourer dans mes hypothèses et échafauder à côté de la plaque. Alors je regarde vite vite. Et respire.
Poussant le malheureux aux épaules, je le montre à la foule, comme Danton brandissait tête au peuple après son exécution si capitale pour lui.
— Regardez, tout le monde !
Et alors, ces gens, ces militaires, ces hommes indécis, mais gourmands de nouveauté, qui, jusqu’alors m’ont écouté sans mot dire, sans maudire non plus, poussent un cri immense. Un « Ahahaooooo ! » de bourrasque. Tu croirais une ventée d’orage dans les frondaisons de la forêt amazonienne (si tu vois ce que je veux dire ?). Oui, exactement : « Ahahaooooo ! »
Et on ne peut le leur reprocher.
Tout cela est tellement insensé. C’est tellement tellement. Qu’on admet une pareille clameur. Rends-toi compte, cher vieux cocu à rondelle, rends-toi bien compte. Et même rends-toi Comte (comme ce cheik costaud qui faisait un numéro de comte-cheik costaud).
Le démasqué, c’est Chiraco.
Un autre Chiraco.
Un troisième Chiraco, le premier étant mort sur son yacht où il est allé loncher les trois frangines, hors d’atteinte du circuit radio qui reliait le faux tyran au vrai !
Une double histoire de triplés, en somme.
— Comprenez-vous, maintenant, guerriers impétueux, sang pur de la nation, comprenez-vous que Kantibez vous a joués ? Il disposait de trois frères pour lui servir de marionnettes, comme un ventriloque a plusieurs poupées de rechange. Ainsi, celui qui est habillé en président n’est pas le même que celui qui est sorti de ce palais avant-hier. Et pour cause, car celui de l’autre jour est mort. Kantibez retenait ces deux malheureux dans son infâme prison, à toutes fins utiles. Telle est la forfaiture d’un misérable qui vous a joués, vous, les plus fameux d’entre les fameux. Quel est le plus haut gradé d’entre vous ?
Un bras se lève.
— Vous, monsieur le maréchal de bananes ? Très bien. En ce cas, vous allez assurer l’intérim du pouvoir en attendant que le peuple san bravien choisisse son destin.
Et j’écrie, en levant le bras du maréchal abasourdi :
— Voici votre nouveau président provisoire !
« Vive le président ! » hurle la foule militaire, docile, parce que, vois-tu, y a pas à se faire chier avec les mecs, n’importe leur nationalité, voire leur degré de sottise : il suffit d’imposer, de rendre naturel ce qui n’avait aucune raison de le sembler.
Je tends la main au nouveau président.
— Tous mes compliments pour cette élection, vénéré président.
Et j’ajoute, à mi-voix :
— Il n’y a aucune raison pour que vous ne conserviez pas le pouvoir pour peu que vous sachiez faire montre d’autorité.
Le « nouveau » est un gros mec congestionné, avec une moustache en guidon de course.
Il opine gravement, preuve qu’il n’est pas plus con qu’un autre, voire même que toi.
Faire montre d’autorité. Il sent qu’il convient de ne pas lésiner. Il doit s’imposer dare-dare. Spectaculairement.
Alors, l’idée géniale lui vient.
Il sort son revolver et fait sauter la tête de Kilébo Kantibez.
— Vive le président ! mugit la foule.
— Il est dégueulasse, ce mec, regardez ma robe ! glapit la mère Bérurier.
Alors voilà, ça se termine comme ça…
Parce que moi, tu comprends, j’ai hâte de rentrer : après-demain c’est l’anniversaire de Félicie. Et je tiens à lui faire un cadeau fabuleux : son fils !
Sans attendre l’installation du nouveau président, je saute au volant d’une jeep avec la mère Berthe et un général de commission. Et poum, en route pour le port !
On y parvient juste comme un barlu prend le long (ou le large, je sais plus). Ce bateau, c’est le Tortilla , appartenant à ce Quito Doblo que m’a recommandé Hildegarde.
On est obligé de réquisitionner un canot à moteur pour le rattraper. On adresse des « Ohé » ! à la nef d’Hildegarde [19] Ça, c’est un calembour que plus grand monde peut piger. Quand on me rééditera, dans cinquante piges ou cent, faudra le couper, je demande au correcteur de cette future époque.
. Mais le commandant Quito Doblo fait la sourde oreille parce qu’il croit qu’on lui donne la chasse, because ses passagers clandestins. Faut que j’ôte ma tenue à parements et que j’agite les brandillons pour leur faire piger qu’ils n’ont rien à craindre. Alors, bon, ils stoppent et on nous lance une échelle de corde. Tu verrais la mère Béru l’escalader, tu prendrais un panard terrible : moi derrière, la soutenant, et qu’elle a même pas de culotte, la vieille sabreuse. Vu d’en dessous, t’as l’impression d’engranger du foin de marécage. Mais tout de même, vaille que vaille elle est hissée, la commère.
Retrouvailles, présentations. Poignées de main.
Une heure plus tard, en buvant une boutanche de tequila, je narre mon odyssée.
Faire figure d’héros, dans ces cas-là, c’est du beurre. Ils m’ont écouté, à la ronde. Le vent du large soufflait sur mes paroles comme pour les attiser. Le navire gondolait de vague en vague, sous le soleil glorieux. Là-bas, au San Bravo estompant, un nouveau régime tout pareil au premier s’organisait. Un nouveau saligaud remplaçait le premier. Celui-ci ferait-il le jeu des Russes ou des Ricains ? Allait-il couper les couilles en quatre ou en huit ? Permettrait-il l’élaboration des rampes de fusées ou les interdirait-il ? Qu’importait ! Moi, je savais que le Grand Machin lui, avait déjà les brèmes en main. Celles du San Bravo, et de toute l’Amérique, et celles de l’Afrique, celles de l’Asie, de l’Europe. Y aurait plus que l’Océanie pour finir. Si émiettée dans les langueurs du Pacifique. Mais la voiture-balai finirait par passer, d’île en îlot, pour souffler les dernières chandelles, et faire chauffer l’atoll.
— Comment avez-vous deviné la vérité ? me demande Hildegarde.
— Par paliers, réponds-je. Primo, j’ai compris que Chiraco n’était pas le véritable maître du pays. D’abord, m’étant trouvé seul dans son bureau, j’ai constaté qu’aucun dossier n’y figurait et que sous des chemises officielles, il disposait de bandes dessinées et autres Comics. Ensuite, il avait une manière curieuse de répondre aux questions qui lui étaient posées, semblant attendre qu’on lui souffle la réponse. Surtout, j’ai été troublé par son comportement. Voilà un type qui, paraît-il, se jette sur les trois sœurs pour s’en goinfrer. Mais la chose lui est soudain interdite. Alors il les chasse et garde notre chère Berthe. Pourquoi Berthe ? Parce que le rusé Kantibez tenait à conserver un otage à disposition. Alors il a ordonné à sa marionnette de feindre l’engouement pour elle.
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