Nous sonnons à la grille, déclenchant la hargne d’un clébard quelque part dans la cabane.
La porte s’open et une grande femme un peu secouée par la soixantaine paraît, bonne chique, bon gendre, vêtue d’une robe plutôt austère pour la Côte d’Azur, dans les gris malades. Elle a le cheveu blanc-bleu et l’air d’être aussi marrante qu’une épidémie de peste bubonique.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle depuis son seuil.
— Service du recensement, madame ! réponds-je poliment.
Elle vient alors jusqu’au portail et nous considère avant que de l’ouvrir. Nos mines urbaines tendraient à lui inspirer confiance, toutefois elle demande :
— Vous possédez une pièce justificative ?
— Bien entendu, m’empressé-je.
Et j’extirpe de ma vague une carte portant l’en-tête du Ministère de la Population, stipulant que je suis accrédité pour procéder à toute enquête concernant le recensement de la France.
Une nouvelle lubie de ton Antonio, ma chérie. Je boulonne à la carte, doré de l’avant (comme exprime Bérurier). On vit l’époque de la brème : cartes de crédit, d’accès, de tout ce que tu voudras. On projette de créer la carte de baise. C’est pour très vite. Tu la présenteras à la frangine que tu entends calcer, elle se la carrera dans la chaglaglatte, une cellule magnéto réactive oblitérera ta cartounette et tu pourras limer vingt minutes sans bourses déliées.
Rassurée, la personne déboucle.
Nous la suivons sur les opus incertum de J.-S. Bach composant le chemin.
On pénètre dans la maisonnette. Ça donne sur un hall de petites dimensions communiquant avec le living. Ce dernier, un peu foutoir, de brique et de braque : mobilier surabondant, hétéroclite. Comme souvent, la résidence secondaire a servi de poubelle. On l’a équipée d’une chiée de surplus d’ailleurs : une desserte d’acajou voisine avec une table Knoll, une horloge bretonne avec un canapé de cuir râpé, et tout à lave-dents. Des peintures anciennes, des statues modernes, du rideau à pomponnette, du tapis à motifs abstraits. Bordélique, vasouillard, répandu.
Au milieu de tout cela, un vieux schnock dans une chaise roulante. Le portrait de Michel Lainfame avec trente balais de mieux. Une vraie ruine, le dabe. Gâtochard à outrance, le dentier branligoteur. Caricatural, pitoyable dans sa robe de chambre à gros carreaux. Il me défrime sans réagir ni répondre à nos salutations.
La dame s’approche du reliquat et lui crie dans l’oreille droite :
— C’est le service du recensement !
Ce qui laisse le bonhomme profondément indifférent, ni ne le fait ciller. Moi, dans la vie, y a plein de gens qui me font ciller, soit dit en pissant.
Nous voici donc à pied d’œuvre. Il va falloir s’employer. Ce qui risque de mettre le puzzle à l’oreille de notre hôtesse, c’est que nous sommes démunis de toute paperasse. Je devrais arriver bardé de formulaires à remplir, mais je ne dispose que d’un misérable carnet consignateur, à reliure spirale, ce qui est bien pratique pour en arracher les feuillets, tu ne trouves pas ?
— Bien, fais-je, en prenant place à une table de jardin en fer peint en blanc, nous sommes donc ici chez monsieur et madame Jérôme Lainfame ?
— Effectivement, répond Mme Lainfame, très guindée, dans le plus pur style « ta bite a un goût », petite bourgeoisie essoufflée, revenus amenuisés par les inflations et laminés par le programme commun, mais principes maintenus.
On crève pavillon haut, dans les plis d’un conservatisme sans espoir de retour.
— D’autres personnes habitent avec vous cette maison plus de six mois de l’année ? je continue de questionner.
Et je renifle. Moi, tu connais mon sens olfactif surdéveloppé ? Je suis capable de détecter une choucroute garnie à dix mètres et des beignets de morue à vingt. Je sens ici des fragrances de cigare. Et je peux même te pousser les préciseries jusqu’à affirmer qu’il s’agit de Château-Latour. Et dans ma majestueuse cervelle, un léger bistougnage s’opère. Je me dis que Mme Lainfame n’a pas une frite à téter un barreau de chaise et que même sa dernière pipe remonte probablement à la Quatrième République. Ce n’est pas non plus le gâtouillard qui fume le cigare, dans son état de profond délabrement, tu lui en cloquerais un dans le bec, il le mangerait. Et comme une pensée ne vient jamais seule et que mon intelligence, sans être supérieure, se situe toutefois entre celle d’un chef de gare de première classe et celle d’Einstein, je me tiens le raisonnement ci-dessous, deux points à la ligne :
« Le vieux, dans sa tuture est aussi doué de compréhension qu’un philodendron dans son pot ; tout circuit interrompu, il est inapte à piger les choses les plus évidentes ; si sa bonne femme lui a bieurlé dans la portugaise que nous appartenons aux services du Recensement, c’est pas pour sa comprenette qui est en cale sèche depuis un bon bout de moment, mais pour prévenir quelqu’un qui se trouve dans la maison. »
Ayant tiré cette aimable conclusion, je pose encore une chiée de questions bateau, en puisant dans mes souvenirs, car je fus recensé moi-même et j’en conserve une légitime fierté. La dame y répond sèchement, sans fioritures, allant à l’essentiel. Je note avec application, tout bien, fonctionnaire modèle. Qu’après quoi je remise mon mignon carnet, me lève et dis négligemment :
— Merci de vous être prêtée à ces petites formalités indispensables, madame Lainfame. Il ne nous reste plus qu’à visiter la maison pour mon état des lieux.
J’ai virgulé la chose avec le maximum d’innocence ; mais tu verrais la réaction de mémère. You youille ! Un nuage passe sur sa figure de constipée chronique.
— L’état des lieux n’a rien à voir avec le recensement de la population, objecte-t-elle.
— Ah ! mais si, pardon, riposté-je plaisamment, l’habitat est lié au problème, c’est facile à comprendre. Mais soyez sans crainte, madame, je ne fais que jeter un œil, pour compter les pièces, déterminer leur usage et préciser l’état dans lequel elles se trouvent.
La vioque dit :
— Nous avons trois chambres, une salle de bains et un petit débarras à l’étage. En bas : cette pièce, la salle à manger et la cuisine.
Je note sur mon carnet.
Elle se croit hors d’eau, la douairière. Se détend. Devient presque urbaine. Dans sa chaise roulante, le papa Lainfame émet quelques vagissements.
— Pardonnez-moi, dit-elle, mon mari réclame l’urinal.
— Mais faites donc, je vous en prie, chère madame.
Elle va chercher le récipient de verre, fait pivoter le siège du dabe pour nous éviter un affligeant spectacle et dégage la quéquette du bonhomme.
— Si vous le permettez, je vais dresser l’état des lieux du rez-de-chaussée pendant que vous assistez votre époux, madame Lainfame.
Et me voilà parti, Pinuche sur les talons, prenant des notes bidon. Je passe dans le hall.
— Ici, donc, le hall, fais-je. Je suppose que la cuisine se trouve là…
Je chuchote à Pinaud :
— Continue de me parler comme si j’étais près de toi.
Et je pose mes mocassins pour m’élancer dans l’escadrin cinq à sept, au lieu de quatre à quatre, car j’ai de grandes jambes et suis porté sur la chose.
Deux secondes plus tard, je commence à ouvrir les portes du haut. La première donne sur une chambre aussi capharnaümique que le livinge et qui fouette le renfermé.
— Elle est bien, cette cuisine, déclame Pinuchet, en bas. J’adore le pin d’Orégon, Mme Pinaud me réclame depuis des années une installation de ce genre…
J’ouvre la deuxième porte, laquelle m’offre une pièce plus petite que la précédente, chichement meublée d’un lit ancien, très haut sur pattes. Un type est assis en travers du plumard, dos à la cloison. Il fume un mégot de Château-Latour, ce qui est contraire aux préceptes de mon ami Zino Davidoff, lequel affirme qu’un cigare ne doit se fumer qu’à moitié, mais peut-être prétend-il cela pour pousser les clilles à la consommation ?
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