La seule chose cohérente que je puisse faire pour l’instant, c’est de m’en payer une tranche avec robinet en attendant le retour du trio. T’avoueras que le hasard est grand, qui m’a conduit dans cet hôtel. Car enfin il n’existe pas que le Bali Verne Palace sur cette île légendaire.
— Vous n’avez pas faim, commissaire ? demande Henriette.
— Si, dis-je : de vous.
Alors, elle dresse le couvert.
Je la commence par la « tulipe batave », une nouveauté que j’ai inscrite à mon menu tout récemment. J’ai donné ce nom à cette prestation l’ayant expérimentée pour la première fois avec une petite touriste hollandaise prise en stop boulevard Saint-Michel. Elle voulait se rendre dans le Midi. Je lui promis de lui faire faire un bout de chemin et l’invitai à descendre sa culotte pour commencer, sans avoir besoin de beaucoup d’arguments.
Nous nous trouvions coincés dans un flot de chignoles par un heureux accident de la circulante. Ayant déslipé la donzelle, je trompai le temps en lui chatoyant la marguerite. Puis, comme elle avait le frifri extraclean, malgré un sac à dos qui ne laissait rien présager de tel, j’inventai une position ignorée du public jusqu’à ce jour, grâce à laquelle je pouvais demeurer à mon volant et lui entonner la tyrolienne clodoaldienne sans pour autant nous offrir, elle et moi, en libidineuse attraction. La figure hasardeuse fut possible grâce à la mobilité du siège passager, réglable dans trois directions, et au large accoudoir de ma Maserati. La chère Néerlandaise connut un moment d’exception, qui me fut confirmé par le geste d’un clodo piqué au bord du trottoir, lequel me brandisit un pouce enthousiaste.
Après cette séance mémorable, je respectai ma promesse de rapprocher la Batave de la Côte d’Azur en la déposant Porte d’Italie. Dans le fauteuil où je me tiens, je reconstitue l’exploit du boulevard Saint-Michel ; et tu vois si la recette est exquise : Mme Mombauc-Surtabe, ravie, crie sa joie à tout Bali comme un coq survolté par l’aurore.
L’exquise attachée culturelle me prouve sa reconnaissance en me chevauchant en amazone. Délicatesse extrême. L’instant est d’une grande intensité. Je la laisse folâtrer du fion sur le nez de Pinocchio (qui n’a pas besoin que je dise des mensonges pour croître et embellir).
Par la baie donnant sur le jardin privé, je contemple la sublime flore de ce lieu enchanteur, ce qui ajoute encore à mon plaisir. Quand on est un véritable artiste, on fait mouillante de tout.
Et brusquement (comme je me plais souvent à adverber), mon envol superbe de martinet gavé d’azur a des ratés.
J’avise un spectacle singulier : celui de deux hommes en blouse blanche coltinant une civière. Ils empruntent le jardin pour ne pas être trop remarqués. Les hôteliers sont des gens pudiques qui cachent la maladie et la mort de leurs clients comme un chien les os qu’il entend consommer plus tard.
Les brancardiers rasent les murs et marchent sur les pelouses bien ratissées. L’homme qu’ils coltinent a un bras qui pend du brancard. Or ce bras est noir !
Mon sang n’écoutant que mon courage à deux mains, ne fait qu’un tour. Je largue ma frénétique Henriette pour sauter par la baie dans le jardin et courir jusqu’aux infirmiers, tout en refoulant Coquette dans ses appartements. Ma survenance les contriste et ils pressent le pas. Mais leur lourde charge ne s’accommode pas d’une course à pied. En huit enjambées grand format je les ai rejoints, ce qui me permet de découvrir ce à quoi je m’attendais : Jérémie !
Il gît sur le brancard, pâle sous sa négritude. Le regard clos, la bouche ouverte.
— Il est mort ? demandé-je à ses porteurs.
— Pas encore, me répondent-ils avec optimisme.
— Que lui est-il arrivé ?
— Probablement une crise cardiaque, émet le brancardier de tête.
Je coule d’autorité ma main sur la poitrine de M. Blanc. Le cœur bat, très lentement et de façon irrégulière.
— Il y a un hôpital ici ?
— A Denpasar.
J’imagine l’hosto en question ! Les hauts lieux touristiques sont rarement équipés médicalement. On y embellit les vacances sans se préoccuper de la mort. Les gens s’y pressent pour le plaisir, non pour la souffrance, et quand, d’aventure, un quidam gît sur le carreau, c’est tant pis pour sa pomme ! Malheur à ceux qui restent en route !
— Vous êtes docteur ? demande le brancardier de queue.
— En lettres.
Ça leur suffit pour me plonger dans l’océan de leur mépris et ils poursuivent leur chemin.
Quand je reviens à la chambre, Ninette est en train de s’oindre le mollusque farceur à la pâmade de phalanges. Très ravissant spectacle, toujours émouvant mais que, vu les circonstances, je n’ai guère le cœur à apprécier. Sitôt qu’elle s’est exorcisé l’intime, je la rencarde à propos du drame et lui demande de foncer à l’hosto pour qu’on tente l’impossible sur Jérémie. Qu’elle excipe de ses fonctions diplomatiques afin de veiller au salut (s’il est possible) d’un ressortissant français.
Une jouisseuse, certes, Ninette, mais néanmoins une femme d’action ! La voilà reculottée, jupabaissée, déterminée ! Elle part pour la croisade de la dernière chance.
Et moi, pauvre créature démunie, flic à la con, paumé dans les méandres d’une sinistre aventure, je cache mon visage dans mes mains implorantes en réclamant au Seigneur le salut de mon pote. Je porte la complète responsabilité de ce qui lui arrive, l’ayant entraîné à la légère dans ces contrées néfastes, lui, un père de famille nombreuse ! Lui, l’époux d’une femme admirable ! Il n’est pas possible que le Suey Sing Tong l’ait fabriqué ! Non, non ! Je regimbe !
Et pour commencer, j’appelle Paris afin de fournir au Dabe un rapport circonstancié des événements. La vérité vraie doit être connue ! Toute la vérité ! Je ne puis emporter ce secret dans la tombe.
Un couple de Balinais en uniforme jaune achève de faire le ménage chez les Lassale-Lathuile au moment où je m’y pointe (d’asperge). Gens d’une extrême gentillesse, ils m’abreuvent de joyeux « bonjour », sans même se demander ce que je viens branler dans cet appartement qui n’est pas le mien. Mais ils ne sont pas taraudés par ce genre de questions, d’autant que, d’emblée, je leur attrique un bouquet de dix pions uéssiens.
Le local est identique à celui que je partage avec Henriette. Le couple d’employés doit, en fin de compte, me prendre pour l’occupant de la chambre, car le gars me montre qu’il vient de changer le papier chiotte, la corbeille de fruits et de placer des chocolats sur les deux tables de chevet.
Il me gazouille dans son langage d’oiseau-homme :
— Vous n’avez pas dormi à l’hôtel, Sir ?
— Pourquoi me demandez-nous cela ?
Il désigne le plumard :
— Le lit n’était pas défait.
Voilà qui est intéressant.
— Non, je dis, je n’ai pas dormi ici.
Et je ne précise pas davantage car il se fout tellement de ce que j’ai fait de ma nuit que t’aurais le temps de confectionner un pot-au-feu avant que le sujet commence à titiller son attention.
Les deux larbins repartent à reculons, en récitant leurs sincères remerciements auxquels ils ajoutent l’expression de leur considération distinguée.
Après leur départ, j’explore les armoires : pas une fringue ! Deux valises subsistent sur la table à claire-voie chargée de les héberger, mais elles sont strictement vides.
Moi qui possède une caméra électronique à la place du regard, je peux t’assurer qu’il ne s’agit plus des valdingues que j’ai aperçues à Djakarta. Là-bas, Lucien et sa radasse possédaient des bagages de marque, tandis que là, il s’agit de tristes valoches de bazar.
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