— Pour essayer d’apprendre quoi ?
— Ce que vous n’arrivez pas à savoir vous-mêmes, les draupers !
La salope ! Se fout de ma gueule ! Ma gueule de môssieur le dirlo de la Police parisienne !
— En ce cas, bonne chasse !
Je lui fais une décarrade à l’emporte-pièce qui balance trois mètres cubes de gaz carbonique dans sa frime de radeuse.
Et puis me voilà chez m’man. Le silence de la nuit, sa fraîcheur (si fraîche qu’il gèle !).
Je trouve Félicie devant la télé. Elle regarde « La marge du cercle » consacrée à l’incidence de la noisette caramélisée dans la chirurgie dentaire.
Ma vieille éteint le poste et vient me bisouiller.
— As-tu mangé, mon grand ?
Son constant tourment, à m’man : la bouffe de son Antoine. Elle a, une fois pour toutes, réglé son existence en fonction des repas que je prends ici à des heures plus ou moins insensées. Rien qui la désespère davantage que lorsque je lui réponds que je n’ai pas faim.
— Je me suis fait monter un casse-graine de la brasserie.
Elle éplore :
— Tu vas te détraquer l’estomac si tu te nourris de la sorte, mon chéri. J’ai préparé une tête de veau pour demain, veux-tu la goûter ? Je n’ai plus que la sauce gribiche à faire.
— J’ai jamais refusé de la tête de veau, m’man, même en venant de manger des crêpes au sucre. Marie-Marie est déjà couchée ?
— Elle a téléphoné qu’elle ne rentrait pas.
Une vilaine bestiole aux dents pointues me mord le cœur. La jalousie, tu connais ? Irraisonnée, comme toujours. Assoupie mais qu’une pensée réveille !
— Ah bon. Et pour quelle raison ?
Un mari ! J’ai le même comportement qu’un mari, c’est-à-dire qu’un cocu (en puissance pour le moins).
— Elle dit qu’elle espère dénouer ton mystère demain et qu’elle entre en loge pour méditer ; elle ne veut pas subir ton influence.
— Sainte Marie-Marie, pleine de grâces ! persiflé-je. Et elle entre en loge où ? Au Carmel ?
— Elle ne l’a pas précisé. Ça te chiffonne ? questionne Félicie avec une fausse innocence.
— Elle est libre ! répliqué-je.
— Il ne tiendrait qu’à toi qu’elle ne le fût plus, note maman. Quand je vous vois réunis, tous les deux…
— Tu te dis que nous formons le couple idéal et que nous aurions des enfants primés dans les comices agricoles ?
Elle soupire en préparant sa sauce pour la tête de veau. Elle hache un œuf dur.
Je la biche aux épaules.
— Je le sais que c’est là ton rêve, m’man. T’aimerais te trouver une sorte de remplaçante pour plus tard. Seulement voilà, tu es irremplaçable ; quand tu ne seras plus là, en admettant que je ne me fasse pas trouer la paillasse avant ton départ, ça fera comme si on rasait entièrement la forêt des Vosges en n’y laissant qu’un seul sapin. Je serai ce sapin, m’man. Debout, tout seul, dans un univers anéanti.
Une larme tombe dans la vinaigrette qui va être trop salée.
Et, juste à propos, le biniou carillonne. Je bondis, plein d’espoir : la Musaraigne qui a besoin de me parler avant de s’endormir, tu paries ?
Voix de femme. Mais c’est Violette.
Je l’ai laissée dans mon bureau, après qu’elle m’ait confectionné un chouette calumet (le calumet de l’happé, comme je dis puis). Mission : attendre le réveil des deux vioques et interviewer Mister Pinuche des concerts parisiens. Elle roupille dans le grand canapé de cuir, roulée dans une couvrante. C’est une gonzesse au poil (et à poil sur commande).
— Les deux monstres ont refait surface ? crois-je deviner.
— Affirmatif, monsieur le directeur. Et savez-vous ce qu’ils font ? L’amour !
Un frisson polaire me glamahuche l’épine dorsale depuis la troisième lombaire jusqu’au fion.
Oh ! le Pinuche, ce courage, cet héroïsme ! Cette bestialité. Doit être encore comateux. Ne réalise pas l’ampleur de son entreprise. Pour tirer une douairière comme la mère Larmiche, faut bien davantage que de la santé : de l’inconscience.
— Tu es sûre ?
— Certaine. Je dormais et ce sont les glapissements de la vieille qui m’ont réveillée. La vraie partie de jambons. Il la brosse en levrette.
— Ça lui évite au moins de contempler son visage, philosophé-je.
— Que comptez-vous faire ?
— Manger de la tête de veau en éclusant un gorgeon de Cahors.
— Vous ne revenez pas ?
— Faut d’abord voir si c’en vaut la peine. Après leurs galipettes, demande au vieux Castor ce qu’il voulait me dire et rappelle-moi.
Elle chuchote :
— Vous entendez ?
— Non, quoi ?
— Mémère qui prend son pied, tout bouge dans le secteur. Dites, il est encore vert, le César.
— Non, rectifié-je : il l’est déjà ; c’est pas de moi mais de Jules Renard.
— Tu la trouves comment ? s’inquiète Féloche en montrant mon assiette.
— C’est une œuvre ! réponds-je. Cuisson parfaite, bidoche extra. C’est pas un enviandé ton boucher, ma vieille chérie.
— Je l’ai fait venir de notre Bas Dauphiné dans un récipient frigorifique.
Pour ma brave femme de mère, tout ce qui émane de notre contrée natale est surchoix.
Je tranche l’épaisse langue avec une lame effilée. M’man a toujours eu des couteaux bien aiguisés, déplorant que la plupart des restaurants, fussent-ils de qualité, mettent à la disposition des clients des yas aux lames inefficaces.
Moi qui ne suis pas très viandasse, je raffole de la tronche de veau. Pourtant une tête, dis, si tu y réfléchis ? La grosse menteuse rugueuse qu’il faut peler comme une banane, les joues grasses et craquantes. Je devrais gerber ; mais non, je m’en goinfre.
Félicie me regarde claper kif les lardons de Fatima mataient la Vierge. Ça fait partie de nos instants privilégiés, ces bouffes nocturnes.
On est là, face à face. Je dévore sa tortore, elle me regarde manger ; on s’aime jusqu’au bout du monde, jusqu’au bout de la vie. C’est moins ardent, moins fou que l’amour passion, mais c’est tellement plus confortable, plus chaleureux, plus émouvant.
— Téléphone ! soupire ma vieille.
— Déjà ? fais-je, la bouche pleine. Et je vais décrocher.
Dis, elle est vachement harcelée, ma ligne : cette fois, c’est Bérurier.
— Que t’arrive-t-il ? dis-je, presque irrité.
Ce gros sac à merde qui vient m’arracher à la félicité, je l’emplâtrerais !
— J’ai obtenu grain de courge, annonce-t-il.
— A savoir ?
— J’y ai passé des heures, mais j’ai fini par faire causer le marchand de came.
Bon Dieu ! J’avais complètement occulté l’incident, comme on dit de nos jours. Maintenant, on n’oublie plus : on occulte.
— Alors ?
— Faudrait qu’tu vinsses, mec. Ça urge !
Je voudrais en savoir plus, mais il reste buté.
— Viens, que je te dis ! T’as le cul rouillé d’puis qu’t’es dirlo ?
— Où es-tu ?
— Tu sais not’ maison de campagne à Nanterre dont Berthy a hérité d’sa sœur infirme : la grosse qui chiait sous elle ?
Ma mémoire éléphantesque me restitue une gentilhommière de planches et de tôle ondulée soutenue par des étais au sein d’un jardin-terrain vague de banlieue.
Je revois un chéneau à la Dubout en train de dégobiller l’eau de pluie dans une bassine ; un vilain chien jaune attaché par une chaîne devant un tonneau vide lui servant de niche ; et puis, dans un logis invraisemblable, la sœur aînée de Berthe : un monstre amphibien empilé entre les bras d’un immense fauteuil de bois fait sur mesure. Apparition de cauchemar sur la face de quoi tout choit : les yeux, les joues, les bajoues, les lèvres. Une écroulade sans limites et visqueuse ! Un dévalement irrépressible de graisse, de chair à demi morte et d’organes devenus superflus. Le corps n’était qu’un magma enveloppé d’étoffe, où les bras, les seins, le ventre se confondaient pour ne plus former qu’un tas indiscernable, énorme, puant. J’avais appelé cette chose venue d’ailleurs (et qui y retournait) madame, l’avais saluée, honorée d’un sourire. En retour, je n’avais reçu qu’un regard qui ressemblait à deux œufs cassés et le plus long filet de bave qu’il me fût donné d’admirer.
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