Des bus bleus nous attendent pour nous faire visiter Bratislava. J’ai pris des billets, le matin même, aux guichets du bord, et notre pittoresque trio s’apprête à faire la queue pour grimper dans les véhicules. Juste qu’on s’immobilise derrière l’énorme dargeot d’une Bavaroise frisée de blond, un militaire s’approche de moi et me salue.
— Monsieur San-Antonio ? il articule dans un français teinté d’accent centre-Europe.
— En effet, pourquoi ?
— Lieutenant Kaszec des services de police, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me suivre.
« Et voilà, mon con, m’interpellé-je avec cette familiarité dont j’use quand je soliloque. C’était trop bioutifoul pour durer. Tu penses que les draupers hongrois ne sont pas des branques et qu’il leur n’a pas fallu longtemps [7] Note pour l’imprimeur et le correcteur : laissez cette tournure de phrase tranquille, elle me plaît comme ça. Merci et grosses bises à vos dames.
pour retapisser ma chaude piste ! Je vais de béchamel en court-bouillon, décidément. Quand une enquête se met à pécloter au départ, on n’a pas beau schpile pour redresser la barre. »
— Je vous suis, lieutenant.
— Les deux personnes qui vous accompagnent également.
Je vais pour lui dire « qu’elles n’ont rien à voir dans mes affaires », mais je me retiens in extremis, comme on dit en latin, car ce serait reconnaître implicitement que je suis, moi, dans la pommade.
— Allons-y, fait gaiement M. Blanc en affermissant son bras sur celui de la baronne.
Les autres passagers sourcillent en nous voyant embarqués et les hypothèses commencent à s’échafauder.
Le lieutenant Kaszec porte un uniforme jaune-pisse, avec des parements vert et jaune souci au col et aux manches. La visière de son kébour plonge à la russe devant son pif comme pour le protéger d’un soleil parti en vacances dans l’hémisphère Sud. Il a la démarche raide, le regard enfoncé, le nez un tantinet crochu.
A quelques mètres des autocars, deux voitures noires stationnent. Des Mercedes anciennes, briquées à neuf, puissantes comme des chars d’assaut. De ces tires dont on ne refait le moteur qu’à cinq cent mille kilomètres, par mesure de sécurité. Un homme en civil est au volant de la première, deux mecs que je distingue mal à cause des vitres fumées occupent la deuxième.
L’officier ouvre une portière arrière de la première bagnole et aide la mère Van Trickhül à prendre place, cependant que nous nous entassons à son côté, Blanc et moi.
Puis, Kaszec grimpe à côté du chauffeur et le maigre cortège s’ébranle.
Tu te doutes bien que des chiées de questions me brûlent les lèvres ; je m’abstiens de les poser, jugeant le moment impropice. Du reste, le jeune officier n’a pas la gueule à entamer une converse dans de telles circonstances. Il n’est pas très plaisant, si tu veux mon avis. Je le trouve même foncièrement antipathique. Je suis un être beaucoup trop en vie pour m’accommoder des gens froids.
Au bout d’un moment, et alors que nous abordons une croisée de routes, je constate que nous ne prenons pas celle de Bratislava, mais une autre, apparemment de moindre importance, qui est celle de Hegyeshalom (un panneau indicateur est formel sur ce point).
Je rabroue ma mémoire qui finit par me confier qu’Hegyeshalom se trouve en Hongrie, de l’autre côté du Danube (en allemand Donau, en slovaque Dunaj, en hongrois Duna, en bulgare Dunàrea).
— Puis-je vous demander où vous nous conduisez, et pourquoi ? finis-je-t-il par murmurer.
— Nous agissons au nom de la raison d’Etat, répond l’uniformé sans même tourner la tête vers moi.
En loucedé, je chope la poignée de la portière, aussitôt, une sonnerie d’antivol retentit.
— Inutile, me déclare Kaszec, les portes sont bloquées. En outre, comme vous avez pu le constater, il y a du monde derrière nous.
Tout ça très calme, très glacé.
— Dois-je considérer cette… opération comme un enlèvement ?
Il hausse les épaules sans répondre. En voilà un qui s’économise !
Nous roulons une dizaine de minutes à peine et notre chauffeur oblique sur la droite dans un chemin qu’en France, nous qualifierions de vicinal. Presque tout de suite, cette voie retrouve le fleuve dont nous descendons le cours majestueux. La rive est plantée d’arbres aux essences confuses.
Je distingue loin devant nous un village de carte postale ; bien avant que d’y parvenir, la Mercedes abandonne le chemin pour ce que j’appellerais un sentier, dont le sol est mal stabilisé. Notre tire chasse de l’arrière et se livre à de lourdes embardées sur un sol riche d’humus. Enfin elle stoppe. Les gars qui nous escortaient viennent nous rejoindre et parlementent avec notre chauffeur dans une langue que je n’entrave pas.
Pendant ce temps, Kaszec est passé à l’arrière de notre bagnole dont il a ouvert le coffre. L’idée me vient qu’il y prend peut-être des armes et des outils afin de nous abattre et de nous enterrer dans ce coin solitaire. Mais non, à travers l’espace constitué par la charnière de la malle, je vois l’homme changer de fringues. Il se débarrasse de son uniforme qui a servi à m’impressionner et passe des vêtements civils.
Lorsqu’il a terminé sa transformation, il rabat le couvercle et déponne la lourde de mon côté.
— Venez !
Je descends, le conducteur a ouvert à mes deux compagnons qui sortent à leur tour. Mémère est guillerette, le sous-bois la rend primesautière ; elle chantonne le Petit vin blanc , ce qui ne la rajeunit pas. Se baisse, cueille une fleur blanche qui passait par là.
— Venez ! répète l’ex-officier plus durement.
Il donne l’exemple et se met à fouler un sol spongieux où, çà et là, sortent des touffes de plantes semi-aquatiques. De nouveau, je songe à une exécution dans un endroit propice aux massacres privés. Pourtant, aucun de ces quatre hommes n’a de mitraillette. Tu vas m’objecter qu’ils détiennent vraisemblablement des pistolets et qu’une bonne praline tirée à bout portant dans la nuque d’un pégreleux suffit à en faire un mort ? D’accord, mais cela manquerait de rapidité. Ils se doutent bien que Jéjé et ma pomme sommes deux coriaces, ils en ont même eu la preuve pour peu qu’ils appartiennent à l’équipe de Szentendre !
On arque mollo sur ce terrain instable. Et soudain, je pige. A une centaine de mètres devant nous, le Danube s’offre une espèce d’anse dans laquelle est amarrée une grosse embarcation de pêche dont la peinture bleue s’écaille. Le barlu en question est équipé d’un moteur hors-bord huileux. Une partie de l’avant est recouverte d’un taud de grosse toile grise ravaudée, soutenu par des arceaux.
Un pilote, habillé d’un pantalon de velours, d’une forte veste de para imitation léopard et d’une casquette très creusée frotte ses mains engourdies.
Personne ne se parle. On entend, apportée par le fleuve, de la musique venue de loin.
— Mettez-vous sous la toile, tous les trois ! ordonne Kaszec.
On.
Par les accrocs de la bâche, je vois les deux chauffeurs des Mercedes qui vont probablement rejoindre leurs véhicules.
Je me dis qu’il ne reste que trois hommes sur l’embarcation, y compris le pilote. Mais quelque chose remue dans cet habitacle de fortune et voilà qu’il s’agit d’une gonzesse. Une fille blonde extrêmement mince, tu ferais le tour de sa taille avec une seule main. Elle tient ses cheveux maintenus par un serre-tête noir et porte un blouson et un pantalon de cuir, plus des bottes montantes qui fileraient la godanche au portrait de Louis-Philippe duc d’Orléans, peint par Heim en 1834.
Elle se trouvait allongée dans un Zodiac de secours et, d’après ce qu’il y paraît, devait y somnoler au moment de notre arrivée.
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