En tout cas, ils l’ont bien nourri.
— T’as encaissé au moins trois kilos ? interrogé-je.
— Cinq.
— Tu ne faisais pas de sport, là-bas ?
— Trop : ça me donnait faim.
Je l’entraîne dans l’escadrin et il me suit jusqu’à mon bureau.
Curieux : j’ai l’impression de me trouver en présence d’un homme, maintenant.
— Pose-toi, mon lapin.
Il se glisse dans le fauteuil faisant face au mien.
— Tu te la coules belle ! fait-il en jetant un regard semi-circulaire. C’est classe, ici !
— Je vais déménager : on m’a honoré d’une promotion rétrogradante.
— Tu as fauté ?
— Non. De nos jours on ne vide pas les fonctionnaires qui fautent, mais ceux qui en font trop. Disons que je suis resté trop au contact de la vie : ils ont besoin de planeurs. Je ne te parle pas de tes études, je suppose que ça te fâcherait ?
— Elles sont terminées !
— Tu as décidé ça tout seul ?
— Je suis majeur : dix-huit ans et mèche !
— Des projets pour la vie ?
— Un seul.
— Mercenaire en Afrique ? Vol à main armée ? Proxénétisme ?
Il blêmit. Son nez régulier se pince comme ceux des porteurs de binocles de jadis.
— Tu es dur, murmure-t-il. Merci pour l’accueil !
— Je te charriais. Alors, ton projet ?
— Je veux devenir flic, comme toi !
Cette décision imprévue me trouble ; une émotion douceâtre me prend à la gorge.
Toinet ajoute :
— Je sais parfaitement d’où je viens, grand. Mes parents étaient des truands que tu as alignés. Comme je restais seul au monde, tu m’as adopté. Curieuse histoire. Enfin, c’est la mienne !
— Comment l’as-tu apprise ?
— Le père Béru me l’a racontée un jour qu’il était schlass à ne plus pouvoir grimper son escalier.
— Le gros con ! Il y a longtemps de ça ?
— Tu parles : je devais avoir une douzaine d’années à peine.
— Ça a dû te traumatiser ?
— Oui, j’ai éprouvé un sentiment de rébellion, de haine vis-à-vis de la société.
— Et de moi, surtout ?
— Non ; ton rôle, je l’ai compris. Pour ne rien te cacher, pendant les années qui ont suivi, j’ai voulu devenir gangster ; reprendre le fonds de commerce de mes vieux. Et puis cette année, il s’est passé quelque chose d’indéfinissable. Loin de maman Félicie et de toi, j’ai réalisé ce que vous avez fait pour moi. Toi, rouage de la loi, tu as accompli ton devoir en neutralisant mes parents ; et puis toi, homme de cœur, tu as consenti le sacrifice de m’adopter, moi, de la graine de gangster.
« Depuis toujours, grand, je te vois partir à l’assaut du crime, tranquille et sûr de toi, fou de courage avec un cœur gros comme ça. Une prise de conscience, je suppose. C’est de cette manière qu’on devient un homme, non ? J’ai entrevu l’avenir du délinquant que j’aspirais à devenir : le chagrin que je vous causerais, la honte, une vie de merde en taule, et tout le reste.
« Antoine, vous m’avez eu bébé : c’est vous mes vrais parents. Les gènes que je traîne ne sont pas fatalement ceux d’un malfaiteur. Mon père et ma mère sont issus de familles honorables. C’est eux, l’accident génétique ; rien ne dit qu’ils aient engendré une lignée de crapules. Un môme ne naît pas programmé, il se forme par l’exemplarité, par ses rencontres, ses lectures. J’ai beaucoup lu, au bagne où tu m’as fourré. »
Il se tait, me regarde et, prenant la voix de Fernand Raynaud, s’écrie :
— Tonton ! Pourquoi tu pleures ?
Je lui tends les bras et il contourne le gros vilain bureau pour venir m’embrasser. N’est-ce pas le premier véritable baiser que nous échangeons, les deux ?
On reste un long moment à s’étreindre.
— Fiston, je balbutie. Oh ! fiston, comme on peut rendre heureux quelqu’un quand le cœur parle !
Il se dégage.
— Alors voilà, fait-il, je vais me faire flic et je serai San-Antonio II.
— Mais, mon lapin, soupiré-je, le temps des Bérurier est révolu, de nos jours, il faut avoir son bac pour être flic.
— Merde, tu es sûr ?
— Certain !
Il sort de sa poche un porte-cartes en plastique qui contient sa carte d’identité ; deux doigts en pince de homard se glissent à l’intérieur de la carte, y saisissent une petite coupure de presse grisaillette.
— Ça a paru ce matin dans l’ Est-Républicain , me dit-il.
La coupure s’intitule : Liste des étudiants admis au baccalauréat . A la rubrique « admis avec mention bien » un nom est souligné en rouge : le sien !
Ma main tremble si fort que je suis contraint de déposer la coupure sur mon sous-main.
— Petit salaud ! bégayé-je, tu l’as eu ! Nom de Dieu, tu l’as eu !
— Dans les grandes largeurs !
Je demande :
— Tu es sûr de n’avoir envoyé personne à ta place, de n’avoir pas acheté les sujets, de…
Il s’emporte :
— Arrête ! Je veux être flic, je te dis. Simplement, j’ai eu le déclic et je me suis mis à bosser comme un fou. J’ai travaillé à en dégueuler, ce qui m’a permis de découvrir que je n’étais pas con !
— C’est merveilleux ! Pourquoi ne nous as-tu rien dit ? On pensait que tu coinçais la bulle dans cet établissement ; nous étions résignés, m’man et moi.
— Pas de triomphalisme avant d’avoir franchi la ligne d’arrivée ; je préfère vous faire la bonne surprise maintenant que c’est dans la poche !
— Tu es vraiment transformé, Toinet !
— Penses-tu ! J’étais déjà comme ça en puissance, seulement je n’en savais rien.
— Tu vas faire ton droit, maintenant, sur ta lancée, et quand tu auras ta licence, tu entreras à l’école des commissaires.
Il dénègue et s’assoit (ou s’assied) sur mon bureau.
— Écoute, Antoine-le-Grand, la « lancée » est terminée. Ce que j’ai fait en un an, je n’étais capable de le faire qu’une seule fois dans ma vie. Je me sens homme d’action, et les études m’emmerdent. J’ai ton parchemin et je te dis « Stop ! » Dans ta position ne me dis pas que tu ne peux pas me mettre le pied à l’étrier !
— Mais tu n’as que dix-huit ans, mon petit gars !
— On trouve partout des enfants prodiges, Antoine, je deviendrai le Mozart de la Police.
Je réfléchis. Cette équipe « marginale » que m’sieur le ministre me demande de créer peut comporter des éléments marginaux. C.Q.F.D.
« Et pourquoi pas ? » me demandé-je à moi-même. Et, à lui :
— Veux-tu devenir mon secrétaire en attendant, bachelier ?
Il me tend sa main encore adolescente.
— Vas-y de cinq ! murmure-t-il. T’es un chef !
Le mien !
Ensuite, nous avons téléphoné à Félicie qui a été folle de joie. D’autant plus que, contre toute attente et pronostics médicaux, sa belle-sœur se mettait à aller mieux. La veille, elle avait mangé une tranche de jambon coupée menu et regardé « Questions pour un Champion » à la télé, car elle est amoureuse de Julien Lepers, dont les cheveux frisés et le regard candide la font fondre. M’man espérait pouvoir rentrer rapidement. Comme les bonheurs, à l’image des malheurs, sont généralement groupés, elle nous a annoncé la venue d’une nouvelle bonne, en l’occurrence la fille du maire de la commune où réside la tante : une jeune fille « très bien », sachant tout du ménage (elle avait aidé sa mère à élever huit autres enfants) et religieuse jusqu’au bout des ongles.
Cette dernière précision nous a peu enthousiasmés car nous préférions qu’elle eût un beau cul pas contrariant.
— Celle-ci, tu me la laisses ! a décrété Toinet.
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