— Je revis, Antoine ! A plein ! Des années que je n’ai connu une telle frénésie sexuelle. J’ai l’impression de ne jamais pouvoir me rassasier, annonce-t-il en la montant pour un trot attelé de remise en condition.
Ils ont un accouplement aimable, genre, M. le marquis avec la gouvernante des enfants. L’étreinte intellectuelle de gens qui viennent d’en déflaquer plein le drap de travail et qui s’autorisent un petit coup de bite mondain afin de parachever, de se prouver qu’ils peuvent sacrifier au plaisir sans toujours se comporter comme des gorets en rut.
— Il va falloir aller retirer de l’argent pour l’homme qui m’a promis des renseignements, fais-je.
— Sitôt que j’aurai terminé madame, Antoine. D’ailleurs j’ai l’impression qu’elle chauffe et que ma nouvelle pénétration dégénère en douleurs.
Là-dessus, il pose franchement la question de confiance à notre partenaire qui avoue avoir besoin d’une trêve de refroidissement.
Nous la lui accordons volontiers et la recouchons avec le zèle éclairé de deux amants galants (puisque français) soucieux de ménager leur monture.
* * *
Pas besoin d’être le célèbre San-Antonio pour s’apercevoir que nous sommes suivis. Tout flic authentique a le sens de « l’ange gardien ». Le fait de se déplacer au cœur d’une circulation échevelée ne fait que renforcer ce « flair » puisqu’elle oblige le suiveur à se tenir proche du suivi.
Chilou se rend à la Barclays Asiatic Bank. Il est dans une lumière bleue, le bougre. Je lui ai narré mes récentes mésaventures, mais c’est à peine s’il m’a écouté. Il vit de tout son être sa résurrection amoureuse.
Le voilà à nouveau sur la route des conquêtes et des tringlées à grand spectacle. Il ne croyait pratiquement plus à son passé, et il lui débarque un avenir doré.
Coincé dans l’angle de la voiture, j’observe le flot qui nous suit. Des vélos-taxis qu’actionnent des guenilleux dressés sur les pédales, des pousse-pousse, des camions, des voitures, des deux-roues, des autobus impensables.
A travers cette horde féroce, klaxonnante et tintinnabulante, j’avise une Porsche noire. Me voilà informé : nous sommes filés par le beau Chinois de blanc vêtu. Celui pour lequel Chilou va justement quérir de la fraîche. Le gars entend s’assurer que nous observons bien les clauses du marché.
Brusquement, alors que la circulation atteint la saturation immobilisatrice, je saute de l’auto et fonce en courant jusqu’à la Porsche. Le « beau Chinois » est accompagné d’un de ses escogriffes. J’ouvre la portière de celui-ci, l’empoigne par les revers de son veston, l’arrache du véhicule et lui balance un coup de boule dans le pif qui, déjà, ressemble à une omelette de six œufs.
— Excuse, lui dis-je : y a que deux places !
Et je m’installe dans la bagnole d’où je l’ai retiré avec si peu de ménagements.
Le conducteur caresse le nœud de sa cravate immaculée et me sourit.
— Vous avez une curieuse façon de faire de l’autostop !
— Brutale, mais efficace, réponds-je. Ce sont les résultats qui importent. Nous allons chercher « vos » dollars.
— Je l’espère bien.
— Pourquoi nous suivez-vous, vous n’avez pas confiance ?
— En Thaïlande, ce mot-là n’existe pas.
— Merci de me prévenir. Souffrez, dès lors, que nous prenions nos précautions.
— C’est-à-dire ?
— En sortant de la banque, nous vous remettrons la moitié, non pas de la somme, mais des billets, comme cela se faisait dans les bons westerns américains d’autrefois. Le reste demeurera dans un coffre jusqu’à ce que vous nous ayez donné satisfaction.
— Et si je refuse ?
— Si vous êtes sincère, pourquoi refuseriez-vous ?
Le flot se remet à circuler. Chose cocasse, le gros Asiate que j’ai malmené marche derrière la Porsche pour ne pas nous perdre.
— Vous avez un nom ? demandé-je.
— Mon nom est Shû.
— Facile à retenir. Vous ne m’avez pas répondu : on fonctionne comme ça ou chacun de nous retourne chez sa mère ?
— On marche comme ça.
— O.K. ! Il ne faut jamais compliquer les choses quand on peut s’y prendre autrement. Si ce n’est pas indiscret, vous savez où se trouve le couple disparu ?
— Oui, je le sais.
— Il est vivant ou mort ?
La réponse tombe comme un couperet, écriraient des confrères adeptes du cliché et du lieu commun :
— Mort !
J’éprouve un désagréable picotement au sternum. Une tristesse imprécise. Je repense à la gentille Annie Versère qui montrait sa chatte dans sa vitrine. Quelle sera sa peine en apprenant la chose !
— Loin d’ici ?
— Au bord d’une rizière, sur la route de Rayong.
Je me retiens de lui demander si c’est lui qui les a mis à mort. Tout compte fait, je m’en abstiens. Ça risquerait de le vexer.
Etrange instant que celui de cette exhumation. M. Shû et ses deux poussahs assistent à la funèbre opération d’un air détaché. Le beau Chinois blanc polit ses ongles avec une minuscule brosse de peau. Il est assis en biais sur le siège passager de sa Porsche dont la portière est ouverte. Deux coolies manient la pioche et la pelle avec ardeur. Un grand silence aquatique que trouble seul le bruit de leurs instruments enveloppe la nature éteinte. Au ras des rizières, une brume paresseuse qui ne se lèvera que lorsque le soleil reviendra de l’horizon où il est allé vadrouiller la nuit dernière.
A quelque distance, un boqueteau de palmiers dans lesquels se poursuivent silencieusement des singes farceurs.
Le temps passe. Je regrette d’avoir laissé Chilou à l’hôtel avec « notre » égérie. Pas que je sois jalmince, mais je me sens un peu seulâbre avec ces drôles de gens. Me dis qu’au lieu de déterrer, c’est peut-être « ma fosse à moi » qu’ils creusent. En compagnie de tels forbans, tu ne peux former que des pensées pessimardes.
Les terrassiers (recrutés Dieu sait où !) ralentissent leur boulot. L’un d’eux se penche dans le trou. J’ignore ce qu’il manigance ; je devrais m’approcher, mais ces travaux ne m’inspirent pas, après mon café-crème-croissants-chauds du morninge.
Quelle bizarre enquête dans ce pays où le sens des valeurs a disparu, où la vie humaine ne signifie rien, où le crime fait partie de l’existence, où la prostitution s’opère à tous les niveaux et constitue une espèce d’industrie agréée par les pouvoirs publics.
Les coolies lancent un appel qui fait songer à quelque cri d’oiseau exotique. Ici, on suit la voie hiérarchique, ce sont les gorilles de M. Shû qui s’approchent, regardent, se tournent en direction de leur maître et lui font signe. Le blanc gandin remise son polissoir à ongles et va rejoindre le groupe. Il est debout devant la fosse, superbe. Etrange et belle silhouette, mystérieuse. Figure de romans d’action !
Il dit des choses brèves ponctuées de gestes qui le sont davantage. Ensuite, il m’apostrophe :
— Si vous voulez bien venir…
Je viens.
Pas joyce.
Deux corps terreux. Vision insoutenable d’un enfer de guerre. Un homme, une femme qui furent roués de coups. Visages tuméfiés. Il y a un trou à la place d’un des yeux de l’homme. Les bouches des suppliciés, ouvertes et emplies de glaise paraissent tenter un ultime appel.
Allons, du cran, mon Sana, tu n’es ni une femmelette, ni une souris !
Je m’agenouille au bord de la fosse, mets mon Minox en batterie et commence à flasher les deux morts.
Les assistants s’écartent des cadavres afin de me les laisser mitrailler à ma guise. Note que, mitraillés, ils le furent déjà, les pauvres. Une balle a fait éclater la calotte de la pauvre Rosy, tandis que Trembleur, son jules, s’est morflé deux bastos en pleine bouille : l’une sous le nez, l’autre dans l’œil gauche.
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