Gauguin-Dessort a du mal à se récupérer. À son âge, on traîne immanquablement des vacheries respiratoires, genre asthme. Je conseille, toujours par gestes et mimiques, à ces demoiselles d’appeler un toubib et je fonce dans le soir tombant en direction de l’hôtel Sphinx , espérant y dénouer une partie du voile, comme j’ai lu récemment dans un très beau livre de la Collection Je mouille à tout vent . En effet, les circonstances m’induisent (en erreur d’abord, mais aussi) à changer ma politique d’épaule. Pourquoi, dès lors que me voici bité de première, ne pas faire alliance avec les Russes ? On joue cartes sur tapis, eux et moi. Ils me disent ce qu’ils goupillent, moi j’agis de même, et que le meilleur (qui est San-Antonio, bien sûr) gagne.
Bien pensé pour un petit cerveau, non ?
La place est grouillante de marchands en plein air qui s’éclairent avec des loupiotes à acétylène qui puent tout ce qu’elles peuvent. La foule déambule de l’un aux autres, s’arrêtant pour regarder, palper, marchander. On vend de tout : des saloperies en faux ivoire made in Paris , des tissus africains made in Hong Kong , des noix de coco, des lézards empaillés, des bijoux de cuivre ciselé, des épices odoriférantes, tout ça… Des charmeurs de serpents jouent La Paimpolaise ivoirienne à leurs cobras. Des musicos te liment les tympans de leurs petites flûtailles. C’est beau comme l’Avant-Guerre, coloré malgré le crépuscule. Pittoresque à redégueuler sur ses ribouis et admirable d’ingénuité.
La vie qui va, qui grouille, qui lève comme de la pâte à pain noir. J’en suis un brin conforté. Je me sens en état de fraternité, tout soudain. Moins seul, moins en butte, moins déçu.
Et je traverse cette splendeur en refrénant mon allure trop pressée parce qu’on n’a pas le droit de ne pas savourer les minutes d’enchantement. Que, malgré tout, à grands ou petits pas, lorsque tu continues de placer un pied devant l’autre, tu finis par te rendre là où tu vas, nécessairement.
Et me voici à l’hôtel de la chère Martha. Son julot branquignol est pété comme le carter d’une bagnole privée d’huile. Effondré dans la pièce marquée « Bureau », devant une boutanche vide, il ânonne en regardant ses mains de très près pour s’assurer que ce sont bien les siennes.
Je file directo à la carrée du Gros. Un tapage prénocturne s’y déroule. Qui a attiré plusieurs clients, inquiets.
Ces messieurs-dames écoutent, en demi-cercle devant la porte. Ils se dévisagent, ce qui n’est pas grave vu qu’ils se traînent des bouilles ravagées par des tracasseries biliaires. On entend un bruit de vieille batteuse. Et puis des grandes gueulées en hollandais, qui est un dialecte que je t’en fais cadeau, merde ! Heureusement qu’ils ne sont pas plus d’une quinzaine de millions à causer cette connerie. Que c’en est à se demander où ils sont allés pêcher de tels signes vocaux pour traduire leurs idées, ces nœuds. D’ailleurs, tu m’empêcheras pas de croire que la pensée ne va pas loin, de la sorte exprimée. Faut rien avoir à dire pour user de cette langue. Je te la situe entre le chien et le merle des Indes ; mais ça n’engage que moi, hein ? Tu peux estimer le contraire, chacun est con à sa guise.
Ces grands cris néerlandoches répondent à des grognements d’ours. Parfois un bout de phrase en français explose, genre : « Tire plus mieux su’ tes jarrets, bougu’ d’vieill’ fumière ! » Ou bien : « Ah ! j’t’vas faire rutiler l’oigne, salope ! » Voire encore : « Oh ! mais ça a la chaglate molletée, c’te carne ! »
La déduction s’impose : Béru a profité de mon absence pour séduire notre taulière, ce vilain, et se l’emplâtrer à sa manière, qui est toujours rude et dévastatrice. Chez le Gros, tu l’as remarqué, l’invective devient mot d’amour. Pour lui le mot salope est le superlatif du mot chérie.
J’empoigne le loquet de laiton et dis aux anxieux, avant d’ouvrir :
— Allons, allons, bonnes gens, circulez, y a rien à voir !
Tu parles qu’ils me croivent !
Ils coagulent au contraire, pas manquer le jeton qu’ils subodorent lorsque le vantail s’écartera.
Bon, après tout chacun a le droit de regarder la France au fond des yeux, n’est-il pas ?
J’ouvre.
Oui, je m’en gourais : la brouette mongole !
Les parfaits conducteurs connaissent leur bagnole à l’oreille. Mécolle, je suis licencié ès Béru grâce beaucoup à mes trompes d’Eustache.
Le Gros ressemble à un colporteur dont l’éventaire serait Martha. La dame tient ses cannes repliées, les genoux presque au ventre. Sa Majesté a noué ses mains sous la nuque de sa partenaire et la promène dans la chambre, en lui infligeant à chaque pas une terrible secousse contondante. Faut être costaud pour s’offrir un coït pareil. Il l’est.
Le spectacle est d’une telle beauté que j’en oublie de refermer la porte, ce qui est aubaine pour les mateurs concentrés dans l’encadrement. Bérurier, qui m’aperçoit, ne s’offusque pas, étant de ces hyper-robustes qui peuvent discourir la bouche pleine.
— Rien d’grave, mec ? Tu voyes, j’fais un brin d’cour à Médème. Encor’ quéqu’ z’allers-retours et j’sus t’à toi.
— Je t’en prie, ne bâcle pas.
La vioque qui pâmasse continue de bataver en clamant des god god , ce qui prouve qu’elle convie le Seigneur à sa reconnaissance, ou bien, si elle connaît l’argot français, qu’elle annonce l’état dans lequel se trouve le mirifique pénis du Gravos.
— Allez, hop, on va décoller, la mère, grouille-toi d’choper ton fade si qu’tu voudras pas finir la route à pinces ; en ce dont qui concerne ma part, je vais toucher mon bon d’caisse, t’es parée pour l’envolage, Poupette ? Concentr’-toi d’la moniche, ma grande, j’cravache. Allez, zou : on prend l’virage à la corde ! D’dieu d’pétasse, mets-toi en prise direc’, j’te dis ! Allez, tchao, maint’nant chacun pour soye, j’largue les amarres ! Vouaiaiaiaiai !
Il s’arrête pile, secoue sa tronche de bœuf assommé comme un qui vient d’avoir un étourdissement, puis, d’une terrible ventrée, propulse sa partenaire histoire de s’en dégager. Peu galant, une fois assouvi, il la lâche conjointement et la Martha néerlandaise part à dache sur le plancher. Sa tronche rencontre le pied du lit.
Le choc fait « bloing ! » L’hôtelière, K.O. inanime recta, avec une jambe qui indique la direction de Lyon, et une autre celle de Nancy.
Béru hoche la tête.
— T’as vu l’panard qu’é s’paye, Césarine ? En pleines vapes !
Il se tourne vers les spectateurs que l’intensité de l’accouplement a amenés à l’intérieur de la pièce.
— Bon, ben v’là, M’sieurs-dames, dit le Gros, pas gêné pour un franc C.F.A., c’est humain, non ? Ces choses-là, quand c’est qu’elles vous prendent, faut répond’ présent.
Il s’approche d’une ravissante Américaine de soixante-quinze ans, laquelle s’apprêtait à se rendre à une invitation en ville, sublime dans une robe immaculée, un châle de soie blanc sur le bras.
— Vous permettez, p’tite voisine, qu’je me bricole un léger rafraîchissement ? demande l’Infâme en bichant un pan de châle pour s’en fourbir le tringlard. Ayez pas peur : ça part au lavage.
Le Monstrueux jubile.
— Tu voyes, Sana, ce bled, on y crève p’t’êt’ de chaleur, mais on s’y fait drôl’ment rigoler l’aubergine folâtre. Attends, Mémère ressort du sirop ; bouge pas que j’l’aide à s’remett’ d’aplomb, faut’êt’ gentleman jusqu’au bout du zob. Allez, zou ! D’bout, les morts ! Kif kif Verdun. Comment se lave va-t-il, ma colombe ? J’vous ai manigancé la toute belle séance, non ? À vot’âge, vous pensiez plus vous faire emplâtrer à la cosaque telle un’jeun’fille de bonne famille. Vous voiliez qu’on n’doit jamais désespérer ; toujours garder son foie à l’avenir. Vous pouvez rentrer dans vot’ tome, les uns, les aut’, on affiche relâche pour répétitions. Moi et mon camarade, on a d’aut’ trous du cul à s’occuper, pas vrai, Tonio !
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