— Je fais toujours un petit tour d’inspection avant les expositions. J’ai remarqué que ce bon vieux George avait un doigt en moins et j’ai dû pratiquer un rafistolage.
— Vous auriez pu m’en parler.
— Je ne tenais pas à ce que ça se sache. Je ne pensais pas qu’on s’en apercevrait. C’était compter sans la venue de mémé Catastrophe.
— Comment Kenny est-il entré à votre avis ?
— Par la porte, je suppose. Je branche l’alarme quand je pars le soir et je la débranche à mon arrivée le matin. Pendant la journée, la porte de service est toujours ouverte à cause des livraisons. La porte d’entrée principale est ouverte aussi en général.
J’avais surveillé l’entrée principale pendant la majeure partie de la matinée sans voir personne. Un fleuriste s’était garé devant la porte de service. C’était tout. Evidemment, il était toujours possible que Kenny se soit pointé avant que je commence à faire le guet.
— Vous n’avez rien entendu ?
— J’ai travaillé avec Louie dans l’annexe toute la matinée. En cas de besoin, les gens nous appellent par l’interphone.
— Alors, qui était là, qui ne l’était pas ?
— Clara, notre artiste capillaire, est arrivée à neuf heures et demie pour travailler sur Mrs. Gasso. Elle est repartie une heure plus tard. Je suppose que vous pouvez aller lui parler, mais ne lui dites rien pour le doigt. Sal Munoz a livré des fleurs. J’étais dans cette pièce de son arrivée à son départ, alors je sais qu’il ne pourra vous être d’aucune aide.
— Je vous conseille de vérifier qu’il ne vous manque rien d’autre.
— Je ne veux même pas le savoir.
— Alors, qu’est-ce que vous avez que Kenny n’a pas et qu’il voudrait avoir ?
— Il est mal pourvu, me répondit Spiro, empoignant son entrejambe et donnant un coup vers le haut. Vous voyez ce que je veux dire ?
Je sentis ma bouche se déformer en une moue.
— Oh, sans blague ?
— On ne peut jamais savoir ce qui motive les gens. Y en a des, ça les ronge ces trucs-là.
— Mouais. Bon, si jamais il vous revient quoi que ce soit d’autre, faites-moi signe.
Je retournai au salon d’exposition récupérer mamie Mazur. Mrs. Mackey était revenue à elle et paraissait remise. Marjorie Boyer était un peu verdâtre, mais peut-être n’était-ce dû qu’à l’éclairage.
Quand nous arrivâmes au parking, je remarquai que la Buick avait un air penché. Louie Moon se trouvait à côté, l’air serein, le regard rivé sur un gros tournevis planté dans le pneu. Il aurait pu tout aussi bien être une vache regardant passer un train.
Ma grand-mère s’accroupit pour y regarder de plus près.
— C’est pas gentil de faire ça à une Buick, dit-elle.
Sans vouloir sombrer dans la paranoïa, je ne crus pas une seconde que cet acte de vandalisme fût le fruit du hasard.
— Vous avez vu qui a fait ça ? demandai-je à Louie Moon.
Il fit non de la tête. Puis il dit, d’une voix aussi douce et fade que son regard :
— Je suis juste sorti attendre le SAMU.
— Il n’y avait personne dans le parking ? Vous n’avez pas vu de voiture en sortir ?
— Non.
Je m’offris le luxe de pousser un soupir et retournai à l’intérieur pour appeler un dépanneur. Je téléphonai de la cabine publique de l’entrée, furieuse de constater que ma main tremblait en cherchant une pièce dans le fond de mon sac. Ce n’est rien qu’un pneu crevé, me dis-je. Pas de quoi en faire un drame. Ce n’est qu’une voiture, après tout… une vieille bagnole.
Je téléphonai à mon père pour qu’il vienne récupérer mamie Mazur, et tandis que j’attendais qu’on change mon pneu, j’essayais d’imaginer Kenny se faufilant à l’intérieur du salon funéraire pour y laisser son petit mot. Il eût été très facile pour lui d’entrer et de sortir ni vu ni connu par la porte de service. Trancher un doigt eût été bien plus difficile. Cela lui aurait pris du temps.
La porte de service de chez Stiva s’ouvrait sur un petit couloir qui menait au hall d’entrée et desservait la cuisine, le bureau de Constantin et l’escalier de la cave. Un petit vestibule fermé par une double porte vitrée, et situé entre le bureau et l’accès au sous-sol, donnait sur l’allée goudronnée qui menait aux garages au fond de la cour. C’était par cette porte qu’on faisait rouler les défunts vers leur dernière demeure.
Deux ans auparavant, Constantin avait loué les services d’un décorateur d’intérieur dans le but de redonner un coup de jeune à l’endroit. Ledit décorateur avait choisi une dominante de mauve et de vert, et agrémenté les murs de paysages champêtres. Les sols étaient recouverts de moquettes plus qu’épaisses. Rien ne grinçait jamais. Le bâtiment avait été conçu de façon à maintenir le bruit à un niveau minimal, et Kenny pouvait fureter à droite et à gauche sans être entendu.
Je tombai sur Spiro dans le couloir.
— Je veux en savoir plus long sur Kenny, lui dis-je. Où pourrait-il aller se cacher ? Quelqu’un doit bien l’aider. Vers qui se tournerait-il ?
— Les Morelli et les Mancuso se tournent toujours vers leur famille. Quand l’un d’eux meurt, c’est comme s’ils mouraient tous. Ils viennent ici habillés en noir de la tête aux pieds et versent des seaux de larmes les uns pour les autres. À mon avis, il s’est installé dans le grenier de son père.
Je n’en aurais pas donné ma main à couper. Il me semblait que Morelli serait déjà au courant si Kenny se terrait dans les combles de chez son cher papa. Les Mancuso et les Morelli n’étaient pas du genre à avoir des secrets les uns pour les autres.
— Et s’il se cachait ailleurs ?
— Il allait souvent à Atlantic City, dit Spiro avec un haussement d’épaules.
— Il sort avec d’autres filles que Julia Cenetta ?
— Vous avez envie d’aller interroger tout l’annuaire ?
— C’est à ce point-là ?
Je sortis par la porte latérale et attendis impatiemment que Al, du Centre Auto Al, finisse de retirer le cric. Il se releva, et s’essuya les mains sur sa combinaison avant de me tendre la facture.
— Vous n’aviez pas une Jeep la dernière fois que je vous ai changé un pneu ?
— Volée.
— Vous n’avez jamais envisagé de prendre les transports en commun ?
— Où est passé le tournevis ?
— Je vous l’ai mis dans votre coffre. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.
Le salon de coiffure Chez Clara était à trois rues de là, plus bas dans Hamilton Avenue, à côté de Beignets à la Pelle. Je repérai une place pour me garer, serrai les dents, retins mon souffle et tentai un créneau, braquai, contre-braquai. Je sus que c’était bon quand j’entendis un bruit de verre brisé.
Je m’extirpai de la Buick et allai évaluer les dégâts. Ma voiture n’avait rien. Par contre, les phares de celle garée derrière avaient volé en éclats. Je laissai mes coordonnées et celles de ma compagnie d’assurances sur son pare-brise et pris le chemin de Chez Clara.
Bars, pompes funèbres, boulangeries, salons de coiffure constituaient le moyeu de la roue de la fortune du Bourg. Les salons de coiffure y ont une importance particulière car le Bourg est un quartier d’égalité des chances enlisé dans une ambiance années 50. Moralité : très jeunes, les filles du Bourg deviennent des obsédées du cheveu. Le football féminin peut aller se rhabiller. Au Bourg, quand on est petite, on passe son temps à coiffer sa poupée Barbie. La référence, c’est Barbie. Longs cils poisseux de rimel, ombre à paupière bleu électrique, seins en obus, et un max de cheveux blonds peroxydés. Voilà ce à quoi nous aspirons toutes. Barbie nous souffle même comment nous habiller. Robes de lamé moulantes, shorts à ras le bonbon, boas en plumes d’autruche pour les soirs de fête et, bien entendu, hauts, très hauts talons en toutes occasions. Non que Barbie n’offre pas d’autres possibilités, mais les petites filles du Bourg ne sont pas du genre à se laisser impressionner par les Barbie B.C.B.G. Elles ne marchent pas du tout dans la mouvance vêtements sport ou tailleurs bécébège. Les fillettes du Bourg vibrent pour le glamour.
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