À mes yeux, on est tellement démodées qu’on devient des innovatrices comparées aux autres Américaines. On n’a jamais eu à s’embarrasser de ces méli-mélo de parité entre les sexes. Au Bourg, on est celle qu’on veut bien être. Il n’y a jamais eu les hommes contre les femmes, au Bourg ; ça a toujours été les faibles contre les forts.
Quand j’étais petite, je venais chez Clara me faire égaliser ma frange. C’est elle qui m’a coiffée pour ma première communion et pour la cérémonie de remise du diplôme au lycée. Maintenant, je vais Chez Alexandre, au centre commercial, mais je retourne de temps en temps chez Clara pour me faire manucurer.
Son salon de coiffure est situé dans une maison dont les cloisons du rez-de-chaussée ont été abattues de façon à former une vaste pièce avec un cabinet de toilette au fond. À l’entrée, plusieurs sièges en fer forgé et à l’assise capitonnée permettent aux clientes d’attendre leur tour en feuilletant des revues écornées ou des catalogues de coiffure vantant des coupes impossibles à refaire sur vous. Les bacs à shampooing se trouvent juste après, face aux fauteuils de coiffeur. En face du cabinet de toilette se trouve le coin manucure. Des affiches montrant des coupes encore plus farfelues et plus infaisables s’alignent sur les murs, se reflétant dans la rangée de miroirs.
À mon entrée, des têtes se tournèrent sous les casques des séchoirs.
Sous l’antépénultième casque, je reconnus le visage de ma pire ennemie, Joyce Barnhardt. A l’école primaire, elle avait renversé un gobelet d’eau sur ma chaise et raconté à tout le monde que j’avais fait pipi dans ma culotte. Vingt ans plus tard, je l’avais surprise en flagrant délit de fornication sur la table de ma salle à manger, à cheval sur mon mari comme s’il était l’Étalon Fabuleux.
— Salut, Joyce, lui lançai-je. Ça fait un bail.
— Stéphanie ! Comment tu vas ?
— Plutôt bien.
— J’ai appris que tu avais perdu ton emploi de vendeuse de sous-vêtements…
— Je ne les vendais pas, je les achetais. Pour E. E. Martin. Et j’ai été licenciée quand ils ont fusionné avec Baldicott.
— Les petites culottes ne t’ont jamais porté chance. Tu te souviens du jour où tu as mouillé la tienne, à l’école…
Heureusement que je n’avais pas un potentiomètre autour du bras, il aurait volé au plafond. Je relevai le casque du séchoir d’un coup de poing et me penchai si près d’elle que nos nez se touchèrent presque.
— Tu sais comment je gagne ma vie maintenant, Joyce ? Je suis chasseuse de primes, et je suis armée, alors fais pas chier !
— On est toutes armées dans le New Jersey, me rétorqua-t-elle, sortant un 9 mm Beretta de son sac à main.
Ce qui était embarrassant car non seulement je n’avais pas mon revolver sur moi, mais en plus, c’était un plus petit calibre.
Bertie Greenstein était sous le casque voisin de celui de Joyce.
— Je préfère les .45, dit-elle, sortant un Colt modèle d’État de son sac boudin.
— Trop de recul, lui lança Betty Kuchta à l’autre bout de la pièce. Et ça prend trop de place dans le sac. Je vous conseille les .38. C’est ce que j’ai choisi. Un .38.
— Moi aussi, surenchérit Clara. Avant, j’avais un .45, mais il était tellement lourd que j’en ai eu un hygroma. Mon médecin m’a conseillé de prendre un revolver plus léger. J’ai aussi une bombe lacrymogène.
Toutes, à part la vieille Mrs. Rizzoli, qui se faisait faire une indéfrisable, avaient une bombe lacrymogène.
Betty Kuchta agita un boîtier paralysant à bout de bras.
— Et moi, j’ai ce machin-là aussi !
— Jouet de gosse, fit Joyce, brandissant un Taser [6] Taser : marque de boîtier paralysant ; le fin du fin en la matière. (N.d.T.)
.
Personne ne put lui clouer le bec sur ce coup.
— Alors, ce sera quoi ? me demanda Clara. Manucure ? Je viens de recevoir un nouveau vernis. « Manguissimo. »
Je jaugeai le flacon. Je n’avais pas vraiment songé à me faire manucurer, mais ce « Manguissimo » était tentant.
— Va pour « Manguissimo », dis-je.
J’accrochai mon blouson et mon sac au dossier de la chaise, m’assis et mis mes doigts à tremper dans le bol d’eau tiédie.
— Alors, il paraît que vous recherchez Kenny Mancuso ? me demanda Mrs. Rizzoli.
— Vous l’avez vu ?
— Moi, non. Mais on m’a dit que Kathryn Freeman l’aurait vu sortir de chez la dénommée Zaremba à deux heures du matin.
— Ce n’était pas Kenny, dit Clara. C’était Mooch Morelli. C’est Kathryn qui me l’a raconté elle-même. Elle habite en face et elle était en train de promener son chien qui avait la diarrhée parce qu’il avait mangé des os de poulet. Je n’arrête pas de lui dire de ne pas lui en donner, mais elle ne m’écoute pas.
— Mooch Morelli ! s’exclama Mrs. Rizzoli. Non, mais vous vous rendez compte ! Sa femme est au courant ?
Joyce souleva le casque de son séchoir.
— On m’a dit qu’elle avait intenté une procédure de divorce.
Toutes ces dames battirent en retraite sous leur casque et plongèrent le nez dans leur magazine sentant que la conversation prenait un tour dangereux. Aucune n’ignorait qui avait surpris qui sur sa table de salle à manger et aucune ne voulait assister à un crêpage de chignon avec bigoudis sur la tête.
— Et toi ? demandai-je à Clara qui, à savants coups de lime, donnait à l’un de mes ongles un ovale parfait. Tu as vu Kenny ?
— Pas ces temps-ci, me dit-elle.
— On m’a dit que quelqu’un l’avait vu se faufiler chez Stiva ce matin.
Clara cessa de limer et releva la tête.
— Dieu du Ciel ! Dire que j’y étais à ce moment-là.
— Tu as entendu ou vu quelque chose ?
— Non. Il a dû venir après mon départ. Oh, ça ne m’étonne pas vraiment. Spiro et lui étaient de grands amis.
Betty Kuchta pencha la tête hors de son casque.
— Il a toujours eu un grain, dit-elle, tapotant sa tempe du bout de son index. Il était dans la même classe que ma Gail, en primaire. Les instituteurs savaient tous qu’il valait mieux qu’ils évitent de lui tourner le dos.
Mrs. Rizzoli approuva du chef.
— De la mauvaise graine, dit-elle. Trop de violence dans le sang. Comme son oncle Guido. Pazzo.
— Il faut vous méfier de cet oiseau-là, me dit Mrs. Kuchta. Vous avez déjà remarqué son petit doigt ? Quand il avait dix ans, Kenny s’est tranché le bout de l’auriculaire avec la hache de son père. Il voulait savoir si ça lui ferait mal.
— Je sais tout par Adèle Baggionne, dit Mrs. Rizzoli. Elle m’a raconté pour le doigt et pour pas mal d’autres histoires aussi. Elle m’a dit qu’elle le regardait par la fenêtre de sa cuisine en se demandant ce qu’il fabriquait avec la hache. Et alors, elle l’a vu poser la main sur le billot qui se trouvait à côté du garage et se trancher le doigt. Elle m’a dit qu’il n’avait même pas pleuré. Qu’il était resté là, à regarder son doigt en souriant. Adèle pense qu’il aurait perdu tout son sang si elle n’avait pas appelé les secours.
Il était presque cinq heures quand je repartis du salon. Plus j’en apprenais sur Kenny et Spiro, et plus j’avais la chair de poule. J’avais commencé mon enquête en pensant que Kenny était un combinard, et j’en étais à me demander s’il n’était pas un malade mental. Et Spiro ne me paraissait pas valoir mieux.
Je filai directement chez moi, ruminant des idées de plus en plus noires. J’étais tellement à cran en arrivant que ce fut bombe lacrymo en main que j’ouvris ma porte. J’allumai la lumière et ne me détendis qu’une fois sûre et certaine que tout était en ordre. Le voyant rouge de mon répondeur clignotait.
Читать дальше