— Et toi ? demandai-je à Connie. Tu les connais, ces nuls ?
— A priori non, mais consulte toujours les dossiers.
— Hou là, fit Lula. Ça c’est mon boulot. Vous reculez et vous me laissez faire.
J’en profitai pour appeler Ranger.
— J’ai parlé à Morelli hier soir, lui dis-je. Ils n’ont pas tiré grand-chose des quatre Blacks, à part le fait que le chauffeur de la camionnette s’est recommandé de nommés Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou.
— Une bande peu recommandable, me dit Ranger. Alou est artisan. Il peut te fabriquer n’importe quoi du moment que ça explose.
— On devrait peut-être aller leur dire deux mots ?
— Je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ce qu’ils auraient à te dire. Il vaut mieux que j’aille leur rendre une petite visite moi-même.
— D’accord. De toute façon, j’avais d’autres projets.
— Aucun dossier aux noms de ces enfoirés, me cria Lula. On doit être trop classe pour eux.
Connie me remit mon chèque, et je regagnai ma Grande Bleue sans me presser. Sal Fiorello était sorti de son épicerie fine et zieutait à travers la vitre de la Buick.
— Non, mais regardez-moi l’état de cette pépée, lança-t-il à la cantonade.
Je levai les yeux au ciel et enfonçai la clef dans la serrure de la portière.
— Bonjour, Mr. Fiorello.
— Sacrée bagnole que tu as là.
— Oui. Ce n’est pas donné à n’importe qui d’en avoir une comme ça.
— J’avais un oncle qui avait une Buick de 1953. On l’a retrouvé mort dedans. Au centre d’enfouissement des déchets.
— Oh, je suis vraiment navrée.
— Le capitonnage a été irrécupérable, fit Sal. Si c’est pas une honte.
Je me rendis chez Stiva et me garai juste en face du salon funéraire. La camionnette d’un fleuriste s’engagea dans l’allée de service et tourna à l’angle du bâtiment. Pas d’autre activité. Tout semblait d’une immobilité surnaturelle. Je pensai à Constantin Stiva hospitalisé au St. Francis. Je ne l’avais jamais vu prendre de vacances, et voilà qu’il était immobilisé et que son commerce était entre les mains de son grincheux beau-fils. Ça allait le tuer. Était-il au courant pour les cercueils ? À mon avis, non. À mon avis, Spiro s’était planté et faisait tout pour que son beau-père ne l’apprenne pas.
Il fallait que j’aille voir Spiro pour lui faire mon rapport sur les non-avancées de mon enquête et décliner son invitation à dîner, mais j’avais un mal fou à me donner assez de motivation pour traverser la rue. Je pouvais affronter une veillée mortuaire à sept heures du soir avec une ribambelle de Chevaliers de Colomb ; mais je ne raffolais pas de l’idée de me trouver en tête à tête avec Spiro et ses morts même à onze heures du matin.
Je m’attardai encore un moment et en vins à me demander comment Spiro, Kenny et Moogey avaient pu être copains comme cochons à l’école. Kenny, le dégourdi de la bande. Spiro, le gosse pas très malin avec de sales dents et un croque-mort en guise de beau-père. Et Moogey qui, pour autant que je sache, était un brave gars. Marrant comme des amitiés se nouent autour d’un dénominateur commun aussi simple que le désir de ne pas être seul.
Moogey était mort. Kenny avait disparu. Et Spiro recherchait vingt-quatre cercueils bas de gamme. Ce que la vie pouvait être bizarre. On est au lycée, à jouer au basket et à voler l’argent de poche de ses petits camarades, et avant qu’on ait le temps dé faire ouf, on rebouche les impacts de balle dans le crâne de son meilleur ami avec du mastic mortuaire.
Une idée saugrenue prit corps dans ma tête tel le Phénix renaissant de ses cendres. Et si tout cela était lié ? Et si Kenny avait volé les armes et les avait cachées dans les cercueils de Spiro ? Qu’en conclure ? Bonne question, me dis-je.
Des plumets de nuages s’étiraient sur le ciel et le vent s’était levé depuis que j’étais partie de chez moi ce matin, faisant tourbillonner les feuilles qui venaient s’aplatir contre mon pare-brise. Je me dis que si je ne bougeais pas de là, je ne tarderais pas à voir passer un éléphant rose.
À midi, il était clair que mes jambes n’allaient pas avoir raison de la valse-hésitation de mon cœur. Pas de problème. J’enchaînerais avec le plan numéro deux : aller chez papa et maman, m’imposer à déjeuner, et embarquer mamie Mazur dans l’aventure.
Il était environ deux heures lorsque je m’engageai dans le parking latéral de chez Stiva, ma grand-mère perchée à mes côtés sur la grosse banquette, le cou tendu pour voir par-dessus le tableau de bord.
— D’habitude, je ne vais pas aux expos en après-midi, dit-elle, prenant son sac à main et ses gants. Des fois, en été, quand j’ai envie de me dégourdir les jambes, il m’arrive d’y faire un saut, mais je préfère le public de celles du soir. Évidemment, c’est différent quand on est chasseuse de primes… comme nous.
Je l’aidai à descendre de voiture.
— Je ne suis pas venue en tant que chasseuse de primes, lui rappelai-je, mais pour parler à Spiro. Je l’aide à résoudre un petit problème.
— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qu’il a perdu ? Un mort ?
— Pas un mort, non.
— Dommage. Ce serait amusant de chercher un mort.
On gravit les marches du perron et on franchit la porte.
On s’arrêta dans le hall pour lire le planning des expositions mortuaires.
— Alors, on va voir qui ? voulut savoir ma grand-mère. Feinstein ou Mackey ?
— Tu as une préférence ?
— Va pour Mackey. Ça fait des années que je ne l’ai pas vu. Depuis qu’il a arrêté de travailler à l’A & P [5] A & P : « The Atlantic Pacific Tea Compagny », la plus grosse firme d’épicerie à succursales multiples des États-Unis. (N.d.T.)
.
Je laissai mamie Mazur à elle-même et partis en quête de Spiro. Je le trouvai dans le bureau de Constantin, installé à l’imposante table de travail en noyer, au téléphone. Il coupa la communication et, d’un geste, m’invita à m’asseoir.
— C’était Constantin, me dit-il. Il m’appelle sans arrêt. Impossible de m’en dépêtrer. Il commence vraiment à me faire braire celui-là !
J’en arrivai à souhaiter que Spiro ait un geste déplacé à mon endroit, juste pour le plaisir d’envoyer une décharge électrique à ce nul. Oh, peut-être ne devrais-je pas m’en priver après tout. Si je pouvais faire en sorte qu’il me tourne le dos, je pourrais lui balancer mes cinquante mille volts dans la nuque et prétendre que ce n’était pas moi mais un proche du défunt qui, fou de douleur, avait surgi dans le bureau, scotché Spiro et filé sans demander son reste.
— Alors, quoi de neuf ? demanda Spiro.
— Vous aviez raison au sujet des cercueils, lui dis-je en posant la clef du hangar sur le bureau. Ils ont bien disparu. Cette clef, vous êtes le seul à l’avoir, c’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Vous n’en avez pas fait de double ?
— Non.
— Vous ne l’avez jamais prêtée à personne ?
— Non.
— Et quand vous faites garer votre voiture ? La clef n’est pas à votre trousseau ?
— Personne à part moi n’a eu cette clef entre les mains. Je la garde chez moi, dans un tiroir de mon buffet.
— Et Constantin ?
— Quoi, Constantin ?
— Il n’a jamais eu la clef entre les mains ?
— Il n’est pas au courant pour ces cercueils. Il s’agit d’une initiative personnelle…
Je n’en fus pas autrement surprise.
— Simple curiosité morbide de ma part : que comptiez-vous faire avec ces cercueils ? En tout cas pas les revendre à quiconque dans le Bourg, n’est-ce pas ?
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