Morelli leva les yeux au ciel.
— Meeeerde ! fit-il.
Une voiture de police s’arrêta derrière Morelli.
— Ça va ?
— Ouais, super, dit Morelli. Ça roule même.
La voiture repartit.
— Une Buick, répéta Morelli. Comme au bon vieux temps.
A dix-huit ans, j’avais plus ou moins tenté d’écraser Morelli avec une voiture semblable.
— Je suppose que c’est Ranger, dans le Ford noir ? fit Morelli, regardant par-dessus mon épaule.
Je me retournai. Ranger était toujours dans la ruelle, écroulé de rire sur le volant.
— Tu veux qu’on fasse un constat ? demandai-je à Morelli.
— Je ne tiens pas à accorder à cet événement plus d’importance qu’il n’en a.
— Tu as pu voir qui conduisait la camionnette ? Tu crois que c’était Kenny ?
— Même taille mais plus mince.
— Kenny a toujours pu maigrir.
— Je ne sais pas… Je n’ai pas l’impression que c’était lui.
Ranger alluma ses phares et le Ford Bronco contourna gentiment la Buick.
— Bon, je me tire, nous lança Ranger. Je ne voudrais pas être de trop.
Je donnai un coup de main à Morelli pour charger son pare-chocs sur la banquette arrière de sa voiture puis, à coups de pied, on poussa les débris sur le bas-côté de la rue. A l’angle de la rue, on entendait les policiers qui pliaient bagage.
— Il faut que je retourne au poste, dit Morelli. Je veux être présent quand ils interrogeront ces gugusses.
— Tu vas faire une recherche d’identité à partir du numéro d’immatriculation de la camionnette ?
— Il y a de grandes chances pour qu’elle soit volée.
Je regagnai ma Buick et fis une marche arrière dans la ruelle pour éviter les débris de verre qui jonchaient la chaussée. Je pris la première avenue en direction de Jackson Street et mis le cap sur mon chez-moi. Après plusieurs carrefours, je fis demi-tour et pris la direction du poste de police. Je me garai dans un coin obscur, laissant l’emplacement d’une voiture entre le coin de la rue et moi, juste en face du bar à l’enseigne RC Cola. Je me trouvais là depuis moins de cinq minutes quand deux voitures de police apparurent et s’engagèrent dans le parking du poste, suivis par Morelli dans sa Fairlaine sans pare-chocs, lui-même suivi par une voiture banalisée. L’état de la Fairlaine n’avait rien à envier à celui des véhicules de police. La ville de Trenton n’investissait pas dans la chirurgie plastique. Si une voiture de police prenait une ride, c’était pour la vie. Toutes celles qui se trouvaient dans le parking donnaient l’impression d’avoir servi pour un concours de démolition.
À cette heure de la nuit, le parking adjacent au poste était relativement désert. Morelli gara la Fairlaine à côté de sa camionnette et entra dans le bâtiment. Les fourgons se mirent en file indienne devant le bloc pour décharger les prisonniers. Je fis démarrer la Buick, m’engageai sur le parking et me garai à côté de la camionnette de Morelli.
Au bout d’une heure, la fraîcheur avait commencé à s’immiscer dans la Buick. Je fis ronfler le chauffage jusqu’à ce que tout soit grillé à point. Je mangeai quelques Fingers et m’étirai sur la banquette. Une deuxième heure passa, pendant laquelle je répétai la procédure. Je venais de finir le tout dernier Finger quand la porte latérale du poste de police s’ouvrit sur un homme dont la silhouette se découpa en ombre chinoise. Même ainsi, je reconnus Morelli. La porte se referma derrière lui, et il s’avança vers sa camionnette. À mi-parcours, il me repéra dans la Buick. Je le vis prononcer un mot, et n’eus aucun mal à deviner lequel.
Je descendis de voiture afin qu’il lui soit plus difficile de faire celui qui ne m’aurait pas vue.
— Alors, lançai-je, la gaieté faite femme. Comment ça s’est passé ?
— La marchandise venait de Fort Braddock, voilà.
Il s’approcha et plissa les narines.
— Ça sent le chocolat.
— Je viens de manger la moitié d’un paquet de Fingers.
— Je suppose que tu n’as plus l’autre moitié ?
— Je l’avais mangée avant.
— Dommage. Un ou deux Fingers m’auraient peut-être aidé à me souvenir d’une information de première importance…
— Es-tu en train de me dire que je dois te nourrir ?
— Tu as autre chose dans ton sac ?
— Non.
— Il te reste de la tarte aux pommes chez toi ?
— J’ai du pop-corn et des bonbons. Je comptais regarder un film ce soir.
— Caramélisé, le pop-corn ?
— Mouais.
— Va pour le pop-corn caramélisé !
— Tu as intérêt à ce que ça vaille le coup si tu veux toucher à mon pop-corn.
Morelli sourit lentement.
— Je parlais de tes informations ! précisai-je.
— C’est bien ce que j’avais compris, fit Morelli.
Je quittai le poste de police, suivie à distance par Morelli dans son nouveau 4x4, sans doute un peu inquiet des perturbations que pourrait causer la Buick qui avançait péniblement dans la nuit.
On se gara côte à côte dans le parking de chez moi. Mickey Boyd en grillait une sous l’auvent de la porte de derrière. Sa femme, qui s’était fait poser un patch à la nicotine la semaine précédente, lui interdisait de fumer dans leur appartement.
— Ouah ! s’exclama Mickey, sa cigarette collée comme par magie à sa lèvre inférieure, l’œil à demi fermé à cause de la fumée, visez-moi cette Buick. Belle caisse ! On n’en fait plus des comme ça !
Je lançai un regard de biais à Morelli.
— Je suppose que cette grosse voiture avec hublots est encore un de ces trucs de macho.
— C’est un char d’assaut, me dit Morelli. Un homme est capable de le mater.
On monta par l’escalier. À mi-chemin, je sentis mon cœur se serrer. Bientôt, la peur que mon appartement ait été visité se dissiperait et je me sentirais de nouveau en sécurité. Bientôt. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je m’efforçais de dissimuler mon anxiété.
Je ne voulais pas passer pour une poule mouillée devant Morelli. Heureusement, ma porte était fermée et intacte, et en entrant, j’entendis la roue de Rex qui tournait dans l’obscurité.
D’une chiquenaude, j’appuyai sur l’interrupteur, puis jetai mon blouson et mon sac sur la petite table de l’entrée.
Morelli me suivit dans la cuisine où je fis réchauffer le pop-corn au four à micro-ondes.
— Je parie que tu as loué une cassette pour aller avec tout ce pop-corn, me dit-il.
Je déchirai l’emballage des petits pots de beurre de cacahouètes, et tendis S.O.S. Fantômes à Morelli. Il décacheta le couvercle d’un des petits pots de beurre et en goba le contenu.
— En cinéma, tu n’y connais pas grand-chose non plus, à ce que je vois, me dit-il.
— C’est mon film préféré !
— C’est un film pour tapettes. De Niro ne joue même pas dedans.
— Parle-moi plutôt du coup de filet.
— On a eu les quatre de la BMW, mais aucun d’eux ne sait quoi que ce soit. L’affaire a été conclue par téléphone.
— Et la camionnette ?
— Volée, comme de bien entendu. Du coin.
Le minuteur tinta ; je retirai le pop-corn.
— Difficile à imaginer que quelqu’un se pointe dans Jackson Street au beau milieu de la nuit pour acheter des revolvers volés à nos GI’s à quelqu’un qu’il ne connaît que par téléphone.
— Le vendeur a donné des noms. Je suppose que c’était suffisant pour ces types. C’est le menu fretin.
— Rien qui impliquerait Kenny ?
— Rien.
Je versai le pop-corn dans un bol que je tendis à Morelli.
— Et quels noms a cité ce revendeur ? Quelqu’un que je connais ?
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