Je rentrai et vis que le voyant rouge de mon répondeur clignotait.
Spiro me demandait si j’avais du nouveau sur ses cercueils et si j’acceptais de dîner avec lui le lendemain soir après l’exposition de la dépouille de Kingsmith. La réponse à ces deux questions était un NON retentissant ! Je repoussai le moment de le lui dire de vive voix, car le son de la sienne sur mon répondeur me donnait déjà des aigreurs d’estomac.
L’autre message était de Ranger.
« Rappelle-moi. »
J’essayai de le joindre chez lui. Pas de réponse. Je tentai sa voiture.
— Ouais ? fit Ranger.
— C’est Stéphanie. Que se passe-t-il ?
— Je t’invite à une soirée. Je te conseille de t’habiller.
— Tu veux dire talons hauts et bas résilles ?
— Non, je veux dire .38 Smith & Wesson.
— Je te retrouve où ?
— Dans la petite rue à l’angle de West Lincoln et de Jackson Street.
Jackson Street, longue de trois kilomètres, passait devant des entrepôts de ferrailleurs, la fabrique de tuyaux abandonnée Jackson Pipe, et un assortiment inégal de bars et d’immeubles de rapport. Le quartier était tellement miteux que même les taggeurs le jugeaient indigne de leur art. Rares étaient les voitures qui s’aventuraient au-delà de l’ancienne fabrique de tuyaux. Des lampadaires avaient été cassés par balles et jamais réparés ; les incendies, qui étaient monnaie courante, laissaient de plus en plus d’immeubles carbonisés et murés ; divers accessoires du kit du parfait drogué jonchaient les caniveaux déjà garnis d’ordures.
Avec précaution, je sortis mon revolver de la boîte à biscuits et vérifiai qu’il était bien chargé. Je le mis dans mon sac ainsi que le paquet de Fingers, coinçai mes cheveux sous ma casquette Rangers de façon à me donner un air androgyne, et rendossai ma veste.
Au moins, je renonçai à un rendez-vous avec Bill Murray pour la bonne cause. Il y avait des chances que Ranger ait eu un tuyau soit sur Kenny soit sur les cercueils. S’il avait eu besoin d’aide pour arrêter un fugitif, ce n’était pas à moi qu’il aurait fait appel. En un quart d’heure, il était capable de réunir une équipe qui ferait passer l’invasion du Koweit pour un exercice de jardin d’enfants. Inutile de dire que mon nom ne figurait pas en tête de liste de ce commando de mercenaires. Ni même en fin.
Je me sentais plutôt en sécurité dans la Buick. Quiconque serait assez fou pour tenter de me voler ma Grande Bleue serait sans doute trop bête pour savoir la faire démarrer. Et je me disais que je n’avais pas à craindre qu’on tire sur ma voiture : il est impossible de viser correctement quand on est plié en deux de rire.
Quand il ne pensait pas devoir assurer le transport de malfaiteurs, Ranger roulait en coupé Mercedes noir. Pour ses chasses, il venait, la rage au ventre, dans un Ford Bronco noir. Je repérai le Ford dans la ruelle, et à la perspective de devoir procéder à une arrestation dans Jackson Street, je ressentis brusquement une envie pressante et je craignis de ne pas pouvoir me retenir. Je me garai juste devant Ranger, coupai mes phares et le regardai venir vers moi dans l’obscurité.
— Et ta Jeep ? me demanda-t-il.
— Volée.
— Le bruit court qu’il va y avoir une vente d’armes ce soir. Des armes militaires avec les munitions « qui vont avec ». Le trafiquant serait un Blanc.
— Kenny !
— Peut-être. Je me suis dit qu’il fallait qu’on vienne voir ça de près. Ma source m’a indiqué que la vente se ferait au 270 de la rue. C’est la maison juste en face de nous avec la fenêtre cassée.
Je plissai des yeux. Une Bonneville rouillait sur ses cales à deux maisons de là. Pas d’autre signe de vie alentour. Toutes les maisons étaient obscures.
— Le but du jeu n’est pas de les empêcher de faire leur vente, dit Ranger. On va rester ici, bien tranquillement, et essayer de voir qui est l’homme blanc. Si c’est Kenny, on le filera.
— Il fait très sombre. Difficile d’identifier quelqu’un.
Ranger me tendit des jumelles.
— Infrarouge, dit-il.
Bien sûr.
On entamait notre deuxième heure d’attente quand une camionnette descendit la rue. Quelques secondes plus tard, elle se garait.
Je braquai mes jumelles sur le conducteur.
— Je crois que c’est un Blanc, dis-je à Ranger, mais il porte une cagoule. Je ne peux pas voir son visage.
Une BMW se gara en douceur derrière la camionnette. Quatre types en descendirent et se dirigèrent vers la camionnette. Ranger baissa sa vitre et le bruit de la porte latérale de la camionnette qu’on ouvrait se répercuta jusqu’à nous. Murmures. Un rire. Le temps passa. Un des types regagna la BMW à pas traînants, portant une grande caisse en bois. Il ouvrit le coffre, y mit la caisse, retourna à la camionnette et répéta l’opération avec une autre caisse.
Tout à coup, la porte d’entrée de la maison devant laquelle se trouvait la voiture sur cales s’ouvrit avec fracas et des flics déboulèrent, arme au poing, hurlant des ordres, cavalant vers la BMW. Une voiture de police surgit dans la rue qu’elle dévala à toute allure et pila en faisant un tête-à-queue. Les quatre types déguerpirent. Des coups de feu furent tirés. La camionnette démarra et fonça.
— Ne la perds pas de vue ! me cria Ranger, courant vers son Ford. Je te suis !
Je démarrai dans la précipitation et appuyai à fond sur le champignon. Je surgis de la ruelle au moment où la camionnette passait devant, pleins gaz, et me rendis compte, mais un peu tard, qu’elle était suivie par un autre véhicule. Il y eut moult crissements de pneus et jurons de ma part, et la voiture des poursuivants emboutit ma Buick et rebondit avec un franc wummp. Un petit gyrophare rouge sauta du toit de la voiture et vola dans la nuit telle une étoile filante. J’avais à peine senti la collision, mais l’autre voiture, que je supposai être une voiture de police, avait été projetée à une bonne cinquantaine de mètres.
Je vis les feux arrière de la camionnette disparaître au bout de la rue, et tergiversai. Devais-je la suivre ? Je décidai que ce n’était pas une bonne idée. Ça la ficherait peut-être mal de quitter la scène du crime en venant de bousiller une des voitures banalisées de notre chère police municipale.
J’étais en train de farfouiller dans mon sac, en quête de mon permis de conduire, quand ma portière fut ouverte à toute volée et que je fus éjectée de mon siège par des mains qui n’étaient autres que celles de Joe Morelli. On se regarda un moment bouche bée, n’en croyant pas nos yeux.
— Non mais c’est pas vrai ! s’exclama Morelli. Je n’y crois pas ! À quoi tu passes ton temps ? À essayer d’imaginer comment me gâcher l’existence ?
— Tu te flattes.
— Tu as failli me tuer !
— Il ne faut pas exagérer. Ce n’était absolument pas dirigé contre toi. Je ne savais même pas que c’était ta voiture.
Si je l’avais su, j’aurais filé sans demander mon reste.
— De plus, repris-je, je te signale que je ne pousse pas des jérémiades parce que tu m’as coupé la route. Je l’aurais coincé si tu n’avais pas été là.
Morelli se passa une main sur les yeux.
— J’aurais dû dire oui quand on m’a proposé de me muter dans un autre État. Je n’aurais jamais dû quitter la marine.
Je considérai sa voiture. Une partie de l’aile arrière était arrachée et le pare-chocs gisait sur l’asphalte.
— Ça aurait pu être pire, lui dis-je. Tu devrais toujours pouvoir rouler.
On se tourna tous deux vers ma Grande Bleue. Elle n’avait pas une égratignure.
— C’est une Buick, dis-je, en manière d’excuse. Qu’on m’a prêtée.
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