Je cherche à ramer, comme précédemment, mais mes forces m'ont définitivement abandonné. Pinaud est solidement entravé. Et Haben se traîne vers l'arme. Mamma mia, cet arrosage quand il va l'avoir cramponnée ! Y aura de la potiche brisée, je vous préviens ! Que les celles qui craignent les détonations se mettent des boules quiès !
— Que veux-tu que je fasse, César !
— Détache-moi !
Plus assez de kilowatts, mec !
— Essaie !
Je tente de soulever un bras. Ma main retombe. Beaucoup trop lourde pour un poignet aussi débile !
— Peux pas !
Jamais vu la Vieillasse aussi frénétique. Mince, on dirait qu'il court le prix de Diane, pépère ! Un Pinaud à ressort, mes bonshommes ! Il saute sur sa chaise. Le siège remue un brin. Oh, pas chouchouille : il se déplace d'un ou deux centimètres, et pas tellement dans la bonne direction… De son côté, Haben est plus véloce. Il vient de parcourir un mètre. comme un grand.
Il marque un temps de repos et tourne vers nous un visage convulsé, presque entièrement bouffé par les yeux.
— Vous ne m'empêcherez pas de l'atteindre ! dit-il.
Et c'est vrai que la géométrie joue en sa faveur. Deux mètres le séparent de la mitraillette et, il a les mains libres ; cependant que trois mètres en séparent Pinaud, qui lui est saucissonné.
Haben repart à la conquête de la pétoire à bégaiement automatique.
J'ai l'impression qu'il va plus vite qu'avant.
La perspective de nous déguiser en cartes perforées lui communique l'ultime énergie nécessaire.
Pendant ce temps, le pauvre Biquet, le cher Débris, la bonne Baderne-Baderne continue de se trémousser. Dès l'âge de quatre ans j'agissais de même. M'man chantait : « A cheval sur mon bidet »… Je me prenais pour un cavalier impétueux. Le roi des jockeys ! L'imagination, c'est quelque chose, hein ? Une chaise bancale sur laquelle on s'assied à califourchon, et vous voilà cosaque superbe, cow-boy galopant dans des pampas bourrées d'Indiens perfides.
C'est clair qu'il n'arrivera jamais à temps pour empêcher Haben de décrocher la moulinette.
Si au moins il restait des dragées dans le feu d'Œil-de-vrai-con. Mais je t'en fiche. J'ai vidé le magasin sans presque m'en rendre compte. Il est à répétition, le revolver. Alors, fatalement, si vous n'ôtez pas votre doigt de la détente, la camelote se barre. Un regain d'énergie m'empare [25] C'est voulu !
. Une bouffée ! Une secousse simiesque, comme dit le Gros. Je biche le pistoloche par le canon. Je l'élève à bout de bras, plus péniblement que s'il s'agissait d'une haltère de cent-vingt livres. Une haltère, des haltères. Une haltère désaltère ! Vingt gus, que je peux avoir soif !
— Hé, Haben, je murmure ! T'as pas vu ça !
Il tourne la tête vers moi.
Je saurai jamais de quelle manière je m'y suis pris. Tout ce que je peut vous dire c'est que je n'ai plus le feu dans les doigts et que le nez du blondinet vient d'éclater comme une tomate mûre au pied de son échalas. Échalas, tu l'as déjà vue ? comme disait un Auvergnat.
Haben pique une bouille sur sa belle moquette qu'il redoutait tellement — ô ironie — de saloper.
Il m'a l'air K.-O. sérieusement. Définitivement peut-être ?
— Bravo, jubile le Flétri. Tu es vraiment un type fantastique, San-A. !
Son compliment ne m'atteint pas. Je chancelle de l'intérieur. Le moindre effort me vire en pâmoison. Je ne peux tout de même pas m'évanouir à tout bout de champ, vu que c'est moi qui vous raconte l'histoire ! Si le narrateur est out, vous aurez une bath collection de pages blanches ! A cause de vous, mes chéries, je bande donc mon énergie. Faut s'agripper, comme le conseillait Agrippine à Agrippa d'Aubigné [26] Calviniste calvitié, et écrivain convainqueur (il était l'ami d'Henri IV) dont l'œuvre la plus connue fut M me de Maintenon, sa petite fille.
.
— Pinuche, coassé-je, pour te délivrer, je vois qu'un seul remède : casse ta chaise, mec !
— Mais comment ? frileuse l'Incompétent.
— En te laissant tomber de toutes tes forces. Ces sièges modernes c'est de la came. N'attends pas que notre vaillant boy-scout récupère.
La Vieillasse s'avère nature d'élite, quand l'occasion se propose. Un vrai petit kamikaze dans son genre, l'homme au mégot carbonisé. Il trépide pour prendre de l'élan et se file en avant. Dans l'excès de sa témérité, il a mal pris ses distances, aussi se pète-t-il la tronche contre le rebord de la table. Le choc l'étourdit et il part en arrière. La chaise se met pour lors à jouer Prison sans barreaux. Le vieux Locdu remue faiblement dans ses liens et ses décombres, tandis qu'une courgette mémorable se développe sur son front ; pareil à un ballon de caoutchouc dans lequel soufflerait Vulcain.
— Pas trop de bobo, Vieille Frappe ?
— Un peu étourdi, lamentable-t-il. Je crois que je vais avoir un petit bleu au front.
— Je peux te promettre qu'il sera en relief. T'arrives à te dépètrer, oui ?
— Bouge pas, je sens que ça devient lâche.
Il se roule sur le tapis en bavochant des invocations. Puis, brusquement — ô miracle — sa main gauche se dresse toute droite dans la pièce, comme le glorieux drapeau français au sommet d'un fortin chèrement défendu.
— Voilà ! exulte mon ami.
Ça meurtrit, la notion de triomphe.
Quand le Vétuste est debout, vainqueur absolu de la situation, nous éprouvons, lui et moi, une douloureuse exaltation. Des larmes perlent au bord de ses cils farineux.
D'un geste instinctif, il veut caresser sa moustache absente. De même les unijambistes ont-ils des rhumatismes dans leur jambe de bois !
— On les a eus ! déclare-t-il, d'une voix très quatorze-dix-huitième.
— Oui, mon Pinaud ! On les a eus !
— Je vais vite téléphoner à l'hôpital, pour toi.
— A propos, où sommes-nous, ici ?
— Comment, tu ne le sais pas ?
— Je ne peux pas le savoir, puisque je l'ignore ! objecté-je.
— Évidemment, admet-il, pensif. On est dans un aéroclub privé, à cinquante kilomètres au sud de Paris, pas très loin de Chartres.
Ayant repéré le bigophone, il décroche et mouline. Une standardiste lui surgit dans le tympan droit en lui affirmant qu'elle écoute.
— Passez-moi la gendarmerie ! dit Pinuche.
— Fais gaffe ! conseillé-je, le sieur Haben remue.
Pinaud se marre doucement. Il se tourne de biais afin de me découvrir la mitraillette accrochée à son épaule.
— Pour qui me prends-tu, San-Antonio ?
* * *
— Ils seront là dans une demi-heure, annonce triomphalement mon valeureux collègue.
Il raccroche !
— Tu ne prendrais pas un petit quelque chose ? me demande-t-il en louchant sur la cave à spiritueux.
— De l'eau ! supplié-je. Un plein seau d'eau, Pinuche.
De saisissement, il laisse dégringoler sa sulfateuse.
— De l'eau, toi ! ! !
Puis, secouant sa rite chenue.
— Il est vrai que tu as de la fièvre. Moi, si ça ne te fait rien, je t'accompagnerai avec un cognac.
Je bois comme au cinéma, dans les films sur les naufragés du désert, quand les pauvres acteurs rôtis par les sunlights étanchent à l'oasis miraculeuse une soif en gévacolor. Ça me dégouline sur le menton, dans le cou, sur la poitrine… C'est bon, c'est salvateur, c'est mouillé !
Le Relique m'arrache le pichet des mains.
— Assez pour maintenant, j'ai lu quelque part que…
— Tes lectures médico-conciergesques, remets-les-toi quelque part, Vieille noix véreuse, et laisse-moi écluser à satiété !
— Pas question ! Je n'ai pas envie que tu NOUS fasses des complications intestinales !
— Tu parles, je vais probablement crever de ce coup de surin, alors les complications…
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