- Alors, s'exclama l'homoncule dès que Gloire eut poussé la porte, est-ce que j'ai été bon ?
Il paraissait content de son exploit de l'après-midi. L'avait-on commenté ? désirait-il savoir. Non, lui répondit Gloire, ils n'en ont pas parlé. Normal, se rembrunit Béliard, mais j'aimerais de temps en temps que ça se remarque un peu, quand même. On a parfois besoin du soutien d'un public.
- Oui, dit-elle, je ne sais pas. Tu ne crois pas qu'on aurait mieux fait de se débarrasser d'eux ?
Déposant un doigt sur sa tempe, Béliard exposa qu'il y avait réfléchi mais qu'il ne le pensait pas. Il n'aurait pas sauvé Personnettaz, d'abord, s'il l'avait tenu pour dangereux. Et plus généralement il estimait qu'il était temps pour Gloire de revenir à des méthodes légales, de réintégrer la société des hommes. Va pour Jean-Claude Kastner, passe encore pour le type de Sydney, mais on ne saurait dégommer éternellement les importuns en toute impunité. Malgré tous ses pouvoirs, malgré son invisibilité, un jour ou l'autre cela finirait par se remarquer. Ne valait-il pas mieux composer à présent, tâcher de se plier à l'ordre commun ? Après des années de marge, ce serait peut-être un peu difficile au début mais lui, Béliard, serait là pour l'aider. Qu'est-ce qu'elle voulait, cette fille, au juste ? A contrecœur, Gloire lui exposa les propositions cathodiques de Donatienne. Parfait, dit Béliard, ça tombe à pic. C'est l'occasion ou jamais. Tu crois vraiment ? fit Gloire du bout des lèvres. Naturellement, dit Béliard, acceptons. Ça ne se représentera pas. Va manger quelque chose, maintenant. Tu dois être en forme pour demain.
Gloire descendit retrouver Lagrange, assis tout seul devant des verres dans la salle à manger. Pendant qu'on dînait froid, ses paupières se relâchant plusieurs fois, il ne parut pas bien saisir l'annonce que lui fit Gloire de son départ, n'y trouva que prétexte à s'en resservir un, Gloire quitta la table avant lui.
Lagrange dormait encore le lendemain matin quand Gloire appela l'hôtel de l'Absinthe. Personnettaz et Donatienne parurent une heure plus tard, les sacs de Gloire bondirent d'eux-mêmes dans le coffre du cabriolet qui roulait peu après sur l'autoroute de l'Ouest. Personnettaz et Donatienne devant, Gloire assise à droite derrière eux considérait la route cadrée par leurs épaules dissymétriques : le trafic était fluide sous le ciel blanc. Une fois qu'on eut convenu, dès qu'on serait arrivés à Paris, de l'emmener directement voir Salvador, on n'échangea plus trop de propos. Personnettaz tournait les pages d'un magazine et Gloire ne croisa qu'une fois, dans le rétroviseur, le regard de Donatienne. On n'a même pas parlé d'argent, dit quand même celle-ci vers Mantes-la-Jolie, est-ce que deux cent mille vous iraient ? (Comme Gloire hésite à répondre, Béliard paraît fugitivement sur le fauteuil à côté d'elle : rapide clin d'œil et sourire bref : il déplie quatre doigts qu'il agite). Quatre cent mille, dit Gloire. Quatre cent mille, fit Donatienne, d'accord. (Béliard hoche la tête, sourit plus largement en dressant le pouce avant de s'évaporer). On arrivait.
Périphérique sud : huit ou neuf portes séparent celle d'Auteuil de la porte Dorée, près de laquelle descendit Gloire. Donatienne, qui passerait la reprendre un peu plus tard, indiqua qu'une chambre lui était réservée dans un hôtel près de la mosquée. On repartit.
- Où est-ce qu'on va, comme ça ? demanda Personnettaz.
- On pourrait toujours prendre un verre, suggéra Donatienne, sinon je peux vous avancer vers chez vous.
Personnettaz a l'impression d'avoir très longuement réfléchi avant de s'entendre proposer à la jeune femme que ce verre, tant qu'à faire, on pourrait le prendre chez lui.
- C'est une idée, dit-elle contre toute attente, si vous voulez. Vous me guidez ?
- Prenez vers la République, dit Personnettaz d'une voix blanche. J'habite juste à côté.
Sur les boulevards il n'en menait pas large, d'autant qu'ensuite il était toujours difficile de se garer dans le quartier. Par chance une place venait de se libérer dans sa rue, juste en face de chez lui. Il chercha quelque chose à dire sur la chance, sur la rue, sur la vie, une de ces choses enlevées, spirituelles et bien observées qui embellissent l'existence et puis non, rien pour le moment. Ah si, tiens, peut-être - mais comme il allait s'adresser à Donatienne, on cogna désagréablement contre la vitre de son côté. Personnettaz se retourna : Boccara lui souriait largement en faisant des signes derrière la vitre, notamment signe de la baisser. Personnettaz baissa la vitre.
- Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
- Vraiment c'est un coup de chance, s'enthousiasma Boccara, je voulais vous voir et voilà, je vous vois.
Retour de croisière, il était appréciablement bronzé, portait un complet neuf un peu jaune et léger pour la saison ; il avait pu prendre un kilo. Donatienne le regardait. Personnettaz était embarrassé.
- Alors comme ça, fit-il, tu es rentré.
- Je me suis bien marré, dit Boccara, holà j'ai vu de ces trucs. Je m'en veux un peu que ce soit fini. J'ai rencontré de ces filles, je ne vous dis pas. Je venais vous voir pour vous raconter.
- Ecoute, commença Personnettaz.
- Bien, l'interrompit Donatienne en saisissant le levier de vitesses, je vais vous laisser avec votre ami.
- Attends, dit Personnettaz en se tournant vers elle, attendez. Mais ce verre, souffla-t-il, je croyais qu'on avait dit.
- Pour une autre fois, sourit Donatienne, vous pouvez me téléphoner si vous voulez.
- Mais, répéta Personnettaz.
Elle continuait de sourire en passant la première, fit un signe de la tête avant de s'éloigner, s'en fut. Le sourire s'attarda, intact, jusqu'au bout de la rue Yves-Toudic, puis il flotterait encore sur ses lèvres tout le temps qu'elle grimperait le boulevard Magenta.
- Qu'est-ce qu'il y a ? fit Boccara. Vous n'avez pas l'air bien.
- Rien, dit Personnettaz en regardant filer le cabriolet. Rien.
S'il en veut bien sûr un peu à Boccara, le sentiment d'un léger soulagement concurrent l'empêche de tenir trop rigueur au jeune homme. Lequel regarde, lui aussi, Donatienne fuir au loin. C'est ainsi : restés seuls, ils la regardent s'en aller.
- Dites donc, dit Boccara, mais c'est qu'elle est extraordinairement gironde.
- Ah bon, dit négligemment Personnettaz en fouillant ses poches, tu trouves ?
- Vous la connaissez bien ? s'inquiète Boccara.
- Un peu, dit modestement Personnettaz en extrayant ses cigarettes, je la connais un peu.
- Vous alors, dit Boccara.
27
Le soleil, se dit Salvador.
Il a cherché de nouvelles idées pour son projet, depuis le début de la matinée, sans en concevoir aucune comme la plupart du temps. Le ciel est très couvert et, par intermittences, il pleut sur la porte Dorée. Salvador n'est pas gai. Son humeur provient-elle de cette stérilité, de ce temps sinistre ou de ce temps perdu, je ne veux pas le savoir. Mais vers midi cela se dégage, les nuages se dissocient, par les fenêtres le soleil découpe de grands parallélogrammes clairs sur le parquet, propulse des trapèzes dans les angles avec des ricochets de reflets. Si le beau fixe, pour autant, n'investit pas son âme, du moins Salvador pense-t-il : le soleil.
Considérons, se propose-t-il, les effets du soleil sur les grandes blondes. Réfléchissons. Pas de demi-mesure avec lui : le soleil bronze ou brûle, il vous tanne ou vous tue. S'il cuivre généreusement les grandes blondes chaudes et conquérantes, il calcine sans miséricorde les grandes blondes chlorotiques réfrigérées. Trop poreuses et translucides, les chlorotiques s'empourprent aussitôt, s'enfièvrent et se retirent. Restent les conquérantes, telles qu'au chapitre onze nous avons tenté d'en esquisser le portrait : leur épiderme plus dense, leur carnation plus résistante accueillent en héros les ultraviolets. Oui, penchons-nous, se dit Salvador, préférons nous pencher sur les grandes blondes bronzées. La porte s'ouvre alors : paraît une grande blonde bronzée.
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