Jean Echenoz
Je m’en vais
Je m'en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s'égarant vers le sol, s'arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l'entrée. Puis il boutonna son manteau avant de sortir en refermant doucement la porte du pavillon.
Dehors, sans un regard pour la voiture de Suzanne dont les vitres embuées se taisaient sous les réverbères, Ferrer se mit en marche vers la station Corentin-Celton située à six cents mètres. Vers neuf heures, un premier dimanche soir de janvier, la rame de métro se trouvait à peu près déserte. Ne l'occupaient qu'une dizaine d'hommes solitaires comme Ferrer semblait l'être devenu depuis vingt-cinq minutes. En temps normal il se fût réjoui d'y trouver une cellule vide de banquettes face à face, comme un petit compartiment pour lui seul, ce qui était dans le métro sa figure préférée. Ce soir il n'y pensait même pas, distrait mais moins préoccupé que prévu par la scène qui venait de se jouer avec Suzanne, femme d'un caractère difficile. Ayant envisagé une réaction plus vive, cris entremêlés de menaces et d'insultes graves, il était soulagé mais comme contrarié par ce soulagement même.
Il avait posé près de lui sa mallette contenant surtout des objets de toilette et du linge de rechange et, d'abord, il avait regardé fixement devant lui, déchiffrant machinalement des panonceaux publicitaires de revêtements de sol, de messageries de couples et de revues d'immobilier. Plus tard, entre Vaugirard et Volontaires, Ferrer ouvrit sa mallette pour en extraire un catalogue de vente aux enchères d'œuvres d'art traditionnel persan qu'il feuilleta jusqu'à la station Madeleine, où il descendit.
Aux environs de l'église de la Madeleine, des guirlandes électriques supportaient des étoiles éteintes au-dessus des rues plus vides encore que le métro. Les vitrines décorées des boutiques de luxe rappelaient aux passants absents qu'on survivrait aux réjouissances de fin d'année. Seul dans son manteau, Ferrer contourna l'église vers un numéro pair de la rue de l'Arcade.
Pour retrouver le code d'accès à l'immeuble, ses mains se frayèrent un chemin sous ses vêtements: la gauche vers l'agenda glissé dans une poche intérieure, la droite vers ses lunettes enfouies dans une poche pectorale. Puis, le portail franchi, négligeant l'ascenseur, il attaqua fermement un escalier de service. Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j'aurais cru, devant une porte mal repeinte en rouge brique et dont les montants témoignaient d'au moins deux tentatives d'effraction. Pas de nom sur cette porte, juste une photo punaisée, gondolée aux angles et représentant le corps sans vie de Manuel Montoliu, ex-matador recyclé péon, après qu'un animal nommé Cubatisto lui eut ouvert le cœur comme un livre le 1 ermai 1992: Ferrer frappa deux coups légers sur cette photo.
Le temps qu'il attendait, les ongles de sa main droite s'enfoncèrent légèrement dans la face interne de son avant-bras gauche, juste au-dessus du poignet, là où se croisent nombre de tendons et de veines bleues sous la peau plus blanche. Puis, très brune aux cheveux très longs, pas plus de trente ans ni moins d'un mètre soixante-quinze, la jeune femme prénommée Laurence qui venait d'ouvrir la porte lui sourit sans prononcer un mot avant de la refermer sur eux. Et le lendemain matin vers dix heures, Ferrer repartit vers son atelier.
Six mois plus tard, vers dix heures également, le même Félix Ferrer descendit d'un taxi devant le terminal B de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, sous un soleil naïf de juin, voilé vers le nord-ouest. Comme Ferrer arrivait très en avance, l'enregistrement de son vol n'avait pas commencé: pendant trois petits quarts d'heure, l'homme dut arpenter les halls en poussant un chariot chargé d'une sacoche, d'un sac et de son manteau devenu épais pour la saison. Une fois qu'il eut repris un café, acheté des mouchoirs jetables et de l'aspirine effervescente, il chercha quelque endroit tranquille où patienter en paix.
S'il eut du mal à en trouver, c'est qu'un aéroport n'existe pas en soi. Ce n'est qu'un lieu de passage, un sas, une fragile façade au milieu d'une plaine, un belvédère ceint de pistes où bondissent des lapins à l'haleine chargée de kérosène, une plaque tournante infestée de courants d'air qui charrient une grande variété de corpuscules aux innombrables origines – grains de sable de tous les déserts, paillettes d'or et de mica de tous les fleuves, poussières volcaniques ou radioactives, pollens et virus, cendre de cigare et poudre de riz. Trouver un coin paisible n'y est pas des plus faciles mais Ferrer finit par découvrir, au sous-sol du terminal, un centre spirituel œcuménique dans les fauteuils duquel on pouvait calmement ne pas penser à grand-chose. Il y tua un peu de temps avant de faire enregistrer ses bagages et de traîner en zone détaxée où il n'acquit aucun alcool ni tabac ni parfum, ni rien. Il ne partait pas en vacances. Il n'était pas question de s'alourdir.
Il embarqua peu avant treize heures à bord d'un DC-10 dans lequel une musique sphérique, réglée au plus bas pour apaiser le client, l'accompagnait dans son installation. Ferrer plia son manteau, l'introduisit avec la sacoche dans le caisson à bagages puis, installé dans le minuscule mètre carré qui lui était imparti contre un hublot, il entreprit de l'aménager: ceinture bouclée, journaux et revues disposés devant lui, lunettes et somnifère à portée de la main. Le siège contigu au sien étant par chance inoccupé, il pourrait l'utiliser comme annexe.
Puis c'est toujours pareil, on patiente, d'une oreille évasive on écoute les annonces enregistrées, d'un œil absent on suit les démonstrations de sécurité. L'appareil finit par se mettre en mouvement, d'abord imperceptiblement puis de plus en plus vite et l'on décolle cap nord-ouest vers des nuages que l'on traverse. Entre ceux-ci, plus tard, penché contre la vitre, Ferrer va distinguer une étendue de mer, ornée d'une île qu'il ne pourra identifier, puis une étendue de terre au cœur de laquelle c'est un lac, cette fois, dont il ne connaîtra pas le nom. Il somnole, il suit nonchalamment sur un écran quelques prégénériques de films qu'il a du mal à regarder jusqu'au bout, distrait par les allées et venues des hôtesses qui ne sont peut-être plus ce qu'elles ont été, il est parfaitement seul.
A deux cents compressés dans une carlingue, on est en effet isolé comme jamais. Cette solitude passive, pense-t-on, serait peut-être l'occasion de faire le point sur sa vie, de réfléchir au sens des choses qui la produisent. On essaie un moment, on se force un peu mais on n'insiste pas longtemps devant le monologue intérieur décousu qui en résulte et donc on laisse tomber, on se pelotonne et s'engourdit, on aimerait bien dormir, on demande un verre à l'hôtesse car on n'en dormira que mieux, puis on lui en demande un autre pour faire passer le comprimé hypnotique: on dort.
A Montréal, en descendant du DC-10, les employés de l'aéroport semblaient anormalement éparpillés sous un ciel plus vaste que les autres cieux, puis l'autocar Greyhound était plus long que les autres autocars, mais l'autoroute était de taille normale. Arrivé à Québec, Ferrer prit un taxi de marque Subaru en direction du port, département des garde-côtiers, môle 11. Le taxi le déposa devant une pancarte portant à la craie la mention DESTI NATION: ARCTIQUE et, deux heures plus tard, le brise-glace NGCC Des Groseilliers appareillait vers le grand Nord.
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