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Jean Echenoz: Les grandes blondes

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"Vous travaillez pour la télévision. Comme vous souhaitez produire une série sur les grandes filles blondes au cinéma, mais aussi dans la vie, vous pensez faire appel à Gloire Abgrall qui est un cas particulier de grande blonde. On l'a vue traverser, dans les journaux, les pages Arts et spectacles puis les pages Faits divers du côté des colonnes Justice, il y a quelques années. Ce serait bien, pensez-vous, de lui consacrer une émission. Certes. Malheureusement, Gloire est un peu difficile à joindre..."

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JEAN ECHENOZ

LES GRANDES BLONDES

картинка 1

LES ÉDITIONS DE MINUIT

© 1995/2006 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

© 2012 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique

www.leseditionsdeminuit.fr

ISBN 9782707324849

Photo : © Robert Novello.

1

Vous êtes Paul Salvador et vous cherchez quelqu'un. L'hiver touche à sa fin. Mais vous n'aimez pas chercher seul, vous n'avez pas beaucoup de temps, donc vous prenez contact avec Jouve.

Vous pourriez, comme à l'accoutumée, lui donner rendez-vous sur un banc, dans un bar ou dans un bureau, le vôtre ou le sien. Pour changer un peu, vous lui proposez qu'on se retrouve à la piscine de la porte des Lilas. Jouve accepte volontiers.

Vous, le jour dit, seriez présent à l'heure dite au lieu convenu. Mais vous n'êtes pas Paul Salvador qui arrive très en avance à tous ses rendez-vous.

Lui, ce jour-là spécialement en avance, fit d'abord le tour du grand bâtiment noir et blanc contenant cinq mille hectolitres d'eau. Puis, suivant l'inclinaison légère du boulevard Mortier, il passa devant les constructions grises qui jouxtent la piscine au sud et contiennent pour leur part cinq cents fonctionnaires émargeant aux services français du renseignement. Salvador entreprit d'en faire également le tour jusqu'à ce que, non loin, sonnât l'heure au clocher de Notre-Dame des Otages.

Jouve et lui s'étaient retrouvés à la cafétéria du stade nautique, au-dessus des tribunes qui surplombent les bassins, sous le grand toit ouvrant transparent. Seuls revêtus dans cet espace de leurs complets, gris clair pour Salvador et bleu marine pour Jouve, ils voyaient à leurs pieds s'agiter les baigneurs, observaient plus attentivement les baigneuses, chacun pour soi dressant une typologie de leurs maillots : les une ou deux-pièces, les bikinis ou brésiliens, les prototypes à gaufres, à smocks, à fronces voire à volants. Ils ne parlaient pas encore. Ils attendaient leur Perrier-citron.

Salvador travaillait à cette époque pour une société de production de programmes télévisés, section divertissements et magazines, divertissements et magazines que Jouve regardait tous les soirs avec son épouse. Grand individu maigre autour de quarante ans, Salvador n'avait pas d'épouse. Ses longs doigts pâles jouaient en toute circonstance entre eux cependant que, plus charpentières ou charcutières, les mains de Jouve s'ignoraient au contraire, s'évitaient avec soin, chacune enfermée dans sa poche la plupart du temps. Massif, dix ans de plus que Salvador et dix centimètres en moins, Jouve goûta prudemment le contenu de son verre : l'eau gazeuse et le citron s'harmonisaient à l'air chloré du stade nautique pour vous déterger les narines en douceur. Alors, dit-il enfin, c'est qui, cette fois ? Puis il secoua négativement la tête après que Salvador eut prononcé le nom d'une femme. Ma foi non, dit-il, je crois bien que ça ne me dit rien. Jetez quand même un œil là-dessus, dit Salvador en lui tendant une liasse de coupures de presse et de clichés représentant la même jeune femme, toujours en train de sortir de quelque part et légendée sous le nom de Gloria Stella.

Deux sortes de photographies. Sur les unes en quadrichromie, découpées dans du papier glacé d'hebdomadaire, on la voyait sortir de scène, jaillir d'une Jaguar ou d'un jacuzzi. Sur les autres un peu plus récentes, en noir et blanc médiocrement tramé, extraites des pages Société de la presse quotidienne, on la reconnaissait passant une porte de commissariat central, quittant le bureau d'un avocat puis descendant les marches d'un palais de justice. Autant les unes, soigneusement éclairées, foisonnaient en sourires éclatants et regards conquérants, autant les autres n'étaient qu'yeux détournés sous lunettes noires et lèvres closes, aplatis par les flashes et hâtivement cadrés. Oh mais, dit Jouve, attendez un instant.

En attendant l'instant, Salvador s'absenta deux minutes et sur la porte des toilettes, parmi diverses propositions de rencontre avait été portée, d'un trait de feutre exaspéré, l'inscription Ni dieu ni maître-nageur ! Ça y est, dit Jouve quand Salvador vint reprendre sa place à la cafétéria, ça m'est revenu. Je me souviens de cette histoire. Qu'est-ce qu'elle est devenue, la fille ?

- Aucune idée, fit Salvador. Disparue depuis quatre ans. Si vous pouviez m'arranger ça. Ça ne devrait pas être bien compliqué, non ?

- Ça ne devrait pas, dit Jouve. Il faut voir.

Ensuite ils repartaient à pied vers les boulevards de ceinture. Bon, dit Jouve, je vais constituer un petit dossier. Si vous pouviez me noter ce que vous avez sur elle. Bien sûr, dit Salvador en extrayant de sa poche un nouveau document, je vous ai préparé ça. Je vous ai marqué tout ce que j'ai pu trouver sur ce papier. Belle fille en tout cas, trouva Jouve en feuilletant les photos. Je peux les garder ? Naturellement, dit Salvador.

Ensemble ils repassèrent devant le siège du contre-espionnage dont on ne distinguait que les étages supérieurs derrière un mur d'enceinte aveugle, hérissé de caméras fixes braquées sur les trottoirs et de chevaux de frise barbelés. Boulonnés de loin en loin, des panneaux d'émail dissuadaient de filmer ou de photographier la zone, classée militaire et témoignant des conceptions successives, entre 1860 et 1960, de l'architecture administrative. Une haute tour métallique maigre y supportait nombre d'antennes orientées vers les quatre coins du monde et le seul accès consistait en un portail monté sur rails, par où entraient et sortaient nerveusement des véhicules français contenant des sujets flous. Deux factionnaires en uniforme veillaient mimétiquement sur ce portail, expression dissuasive et teint brouillé comme lui, regard masqué par des lunettes en verre miroir.

- Je ne vous le cache pas, dit Salvador, ça risque de ne pas être facile. On a un peu cherché de notre côté, mais ça n'a rien donné. On dirait qu'elle n'a plus fait signe à personne depuis, je vous dis, pratiquement quatre ans.

- On va voir, dit Jouve, je vais tout de suite vous mettre quelqu'un là-dessus. Mais qui ? se demanda-t-il. Il y a Boccara qui ne serait pas mal, je vais voir s'il est libre. Sinon Kastner, peut-être. Oui, plutôt Kastner. Un type gentil qui pourrait vous arranger ça très bien. C'est son identité, d'abord ?

- Pardon, fit Salvador, quelle identité ?

- Ça, ce nom, dit Jouve en posant un index sur Gloria Stella. Ça fait un peu barque de pêche, comme nom, vous ne trouvez pas ?

- Ah oui, dit Salvador, mais non, bien sûr que non. Mais vous verrez, je vous ai tout marqué sur le papier.

2

Jean-Claude Kastner atteignit en fin d'après-midi la petite zone industrielle qui donne une première idée de Saint-Brieuc. Il rangea sa voiture sur le parking d'une usine d'aliments pour animaux puis chercha dans la boîte à gants un pochon de plastique opaque, fermé par un système de velcro, qu'il posa sur ses genoux sans l'ouvrir aussitôt. D'abord il se pressa les yeux, du bout des doigts mais fortement, pour les purger de quatre cents kilomètres d'autoroute.

Le pochon contenait les documents communiqués l'avant-veille à Jouve par Salvador, avec la carte Michelin 58 qui détaille la Bretagne entre Lamballe et Brest. Dans un pli de la péninsule était glissée une liste manuscrite de villages portuaires essaimés sur la côte ainsi que d'autres à l'intérieur des terres, d'ici jusqu'à Saint-Pol-de-Léon. Selon les premiers recoupements opérés par Jouve, là pouvait résider la femme - une belle grande personne blonde intimidante - représentée sur les photos sous divers angles et divers cieux. Dressant le circuit des jours à venir, Jean-Claude Kastner fit se joindre au crayon rouge, à même la carte routière, les agglomérations qu'il faudrait visiter. Une fois celles-ci reliées par une ligne brisée, comme dans les jeux des magazines, le parcours ne dessinait pas de figure identifiable et cela déçut distraitement Kastner.

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