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- On ne vous veut aucun mal, dit Personnettaz. Pas moi, en tout cas. Qu'est-ce que vous prenez ?
On avait quitté le phare vers le port, à pied, le jour déclinait. Doucement il déclinait dans un rose de nautile, de fraises à la crème et de glaïeuls. Il faisait à présent trop frais pour investir encore une terrasse, on s'était immergé dans les fauteuils du bar de l'hôtel de l'Absinthe. A cette heure-ci la clientèle était éparse, un barman épongeait le guéridon, attendait la commande et ressemblait à George Sanders.
- Martini-gin, dit Gloire.
- C'est une idée, fit Donatienne, oui. Martini-gin.
- Bon, alors trois Martini-gin, réclama Personnettaz à George en montrant trois de ses doigts.
Généralement Personnettaz évite l'alcool, mais après le phare on avait besoin d'un remontant. On était légèrement engourdis comme à l'issue d'un match ou d'une première, quand on se remet de son effort dans les vestiaires ou dans sa loge. On a quitté son rôle, son maillot, son costume, on rendosse la tenue civile, on revient à la vie. On souffle, on respire calmement. On pourrait échanger des propos apaisés, indulgents et feutrés, mais d'abord pendant quelques minutes on ne se dit carrément rien.
Généralement il évite aussi le tabac, mais comme l'envie, par exception, lui en venait, Personnettaz s'absenta un moment. Lorsqu'il revint, porteur d'ultralégères équipées de filtres à trois étages, Donatienne avait commencé de s'expliquer. D'exposer ses activités pour la télévision, son style de travail, ses projets d'émissions - parmi quoi celle qu'on voulait faire sur Gloire, cause de ce qu'on lui courait après depuis deux mois. On y tenait toujours, à cette émission, Donatienne y tenait beaucoup tout comme son chef nommé Salvador. Accepterait-elle, à présent, d'y participer ? Gloire, sans répondre, ouvrit de grands yeux.
Donatienne assurait que les gens se souvenaient d'elle, qu'ils aimeraient bien savoir ce qu'elle était devenue, Gloire n'était pas sûre de souhaiter qu'ils le sachent. Je ne sais pas trop, dit-elle, non. Je vais réfléchir. Ça ne se fera pas sans votre accord, de toute façon, dit Donatienne, ne vous inquiétez pas. Je vous demande seulement de rencontrer Salvador, ensuite vous ferez ce que vous voudrez.
Ensuite, notez que ce serait plutôt pas mal payé, voyez. On ne manquait pas de liquidités. On avait déjà pas mal dépensé pour aller chercher Gloire à l'autre bout du monde - à ces mots, concerné, Personnettaz allume une cigarette. Comme Donatienne résumait rapidement cette recherche, nulle mention ne fut faite de ses épisodes violents. Aucune allusion, par exemple, à Jean-Claude Kastner, pas plus qu'à l'épisode du phare une heure auparavant.
Cette promenade au phare, Personnettaz et Donatienne semblent d'ailleurs l'avoir oubliée. A moins qu'ils préfèrent ne pas l'évoquer, qu'ils ne soient pas tout à fait sûrs de sa réalité - on n'évoque pas ses hallucinations, cela ressortit à la seule vie privée. De son côté, Gloire ne tient pas à ce que des étrangers s'intéressent à Béliard, à ses interventions dans la réalité. Elle se méfie toujours un peu, d'ailleurs, de la réalité quand Béliard condescend à s'en mêler. Personnettaz allume une deuxième cigarette dont, comme de la première, il n'inhale pratiquement rien vu la compacité du filtre.
Donatienne tâcha tant qu'elle put de convaincre Gloire du bien-fondé de ses propositions. L'argent, le monde, le succès retrouvé, pourquoi pas le début d'une nouvelle carrière et tant qu'on y est l'amour, et on en prend un autre ? On en prit un autre qu'on vida puis Gloire se leva et prit congé. Si vous voulez qu'on en reparle, dit Donatienne, rendez-vous ici demain, dans la matinée. Prenez la nuit pour décider, réfléchissez.
Des violons se déchaînent à la sortie de Gloire. D'abord une attaque en mineur lorsqu'elle se lève brusquement, puis un vertigineux tourbillon grave quand elle porte un dernier regard sur Donatienne et Personnettaz, enfin de brèves attaques en série staccato pendant qu'elle s'éloigne vers le tambour cylindrique de l'entrée. Personnettaz se retrouva seul avec Donatienne. J'en prendrais bien un petit dernier, fit Donatienne. Je sais que ce n'est pas raisonnable mais bon, maintenant que cette affaire est réglée. Pas vous ?
- Non, dit Personnettaz, pour moi ça va.
Nerveusement il arracha le filtre d'une troisième cigarette avant de la griller, sur toute sa longueur, d'une seule et même bouffée. Puis il hésitait, pas très sûr de son coup :
- Vous n'avez rien remarqué tout à l'heure, sur le phare ?
- Ah non, dit Donatienne, pourquoi ?
- Non, dit Personnettaz, rien.
Personnettaz, même s'il n'en est pas sûr, croit quand même se souvenir avoir vu, tout à l'heure, Donatienne fendre les airs pour le sauver d'une mort probable. Mais il aime mieux ne pas insister. Alors, on ne rentre pas ce soir ? enchaîne-t-il.
- Il est tard, juge Donatienne. Vous n'êtes pas fatigué ? Et puis il faut qu'on s'occupe de la fille demain. Ils doivent avoir des chambres, ici. Il a l'air bien, cet hôtel.
Ils avaient en effet des chambres libres, de fait elles étaient bien. Catégorie de luxe comme à Bombay mais en plus soyeux, plus intime, et donnant sur la Manche au lieu de la mer d'Oman. Leurs fenêtres la surplombaient depuis deux étages différents. On s'y reposerait une heure puis on se retrouverait pour dîner : Personnettaz suivit du regard Donatienne en train de s'éloigner vers l'ascenseur.
Lorsque à son tour il l'emprunta, la cabine était mieux éclairée que celle du Club cosmopolite mais, sous le spot vertical près du miroir du fond, Personnettaz se vit pareillement vieillir. Du fond du cœur il n'a jamais pensé qu'une chose pareille lui arriverait, jamais. Ne l'a même pas envisagé. Procédant comme si de rien n'était, comme si cela ne le concernait pas, comme s'il n'était même pas là, il a dû vaguement escompter que le temps l'oublierait. Or le temps l'a rattrapé dans son dos, grossissant à vue d'œil dans le rétroviseur et s'apprêtant à le dépasser. Personnettaz écarte cette idée. C'est qu'il doit se préparer, c'est qu'il va lui falloir, avec Donatienne, bien se tenir pendant tout le dîner.
Personnettaz gagna sa chambre et s'allongea en attendant l'heure. Il pensait réfléchir sur son lit mais il s'y endormit, rêva brièvement, s'éveilla brutalement juste à temps. Eprouvant quelque appréhension, avant de descendre il s'inspecta dans le miroir de la salle de bains. Moins offensif que celui de l'ascenseur, ce miroir n'était pas si bien disposé non plus à l'endroit de l'usager : la preuve, Personnettaz y avisa un bouton sur l'aile gauche de son nez.
En principe, faire sauter ce bouton n'est rien, l'affaire d'un peu d'alcool sur du coton. Faute d'alcool à 90 odans sa trousse de toilette, Personnettaz cherche fébrilement dans le mini-bar quelque liquide s'en approchant. Plutôt que les spiritueux jaunes, type cognac ou whisky, un alcool transparent comme le pharmaceutique conviendrait sans doute mieux : gin, aquavit, vodka. Plutôt vodka, somme toute, dont Personnettaz imbibe un Kleenex et se tamponne avec - après quoi, pour se donner du courage, il siffle d'un trait ce qui reste dans la petite bouteille. Ce qui ne lui ressemble pas. Déjà les cigarettes, tout à l'heure, ça ne lui ressemblait pas. Tout cela n'est pas dans ses habitudes. Personnettaz ne se reconnaît plus.
Gloire était cependant repartie dans la voiture de Lagrange, sur la route elle soliloquait. Les phares de l'Opel perforaient coniquement la nuit tombée, projetant le film de la journée sur le double rideau de peupliers. Sans accepter ni refuser les propositions de Donatienne, Gloire avait à peine réagi, n'avait rien dit. Elle la trouvait plutôt plaisante, cette fille, assez attirante dans le genre brune curviligne énergétique. Elle hésitait. De retour au manoir vers neuf heures, elle tomba sur Lagrange dans l'entrée. Lagrange à moitié saoul prétendit s'être inquiété, se plaignant de l'avoir attendue pour dîner. Non mais tu as vu l'heure qu'il est, fit-il en pointant son index sur son poignet, avant de projeter son pouce dressé vers la cuisine. C'est tout froid, maintenant. Donne-moi deux minutes encore, dit Gloire, j'arrive. Disparu du phare aussitôt après son intervention éclair, Béliard devait avoir réintégré sa chambre. Avant toute chose elle souhaitait le consulter.
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