— Et pourquoi me racontez-vous ça à moi, mes amours ? Pour soulager vos petites consciences dont les amortisseurs doivent être K.O. ?
— Une idée d'Eva, fait Stevens, elle va vous l'exposer.
— Eh bien, fait la belle enfant, voyez-vous, San-Antonio, j'ai pensé que vous étiez le messager idéal pour négocier cette affaire… heu… délicate !
J'en suis comme douze mille ronds de flanc rangés par paquets de six dans le tiroir de votre cravate du dimanche.
— Siouplaît, baronne ?
— Le gouvernement français ne peut qu'accorder toute l'audience et tout le crédit souhaitables à l'un de ses plus prestigieux serviteurs. Vous avez vu Lormont ici, vous savez donc que nous ne bluffons pas. Vous savez en outre que nous sommes hors d'atteinte, puisque nous trouvant en territoire étranger. Vous avez pu constater en outre combien notre organisation était forte. Bref, allez dire tout cela en haut lieu et réclamez pour nous le million de dollars en question.
— Petit détail au passage, souligne Stevens, nous voulons vraiment des dollars, en coupures de dix au maximum.
— Contre cette rançon, nous vous remettrons les plans, commissaire, continue la belle Eva. Et nous vous offrirons à titre de prime, Lormont, votre gros inspecteur et même ce pauvre truand de Belloise si sa peau vous intéresse. Correct, non ?
— C'est un lot, c'est une affaire, m'exclamé-je.
Et je continue, parodiant un camelot :
— A tout acheteur de l'arme atomique, je donnerai : son constructeur qui fait un, un flic obèse qui fait deux, un voyou au grand cœur qui fait trois. Et afin de vous faire réaliser la bonne affaire du siècle, j'ajouterai le joli stylo que voici. Corps galalithe, remplissage automatique, plume or dix-huit carats !
Vous êtes tellement marrants tous les deux que quand je vous regarde j'ai envie de suivre le premier enterrement venu pour pouvoir rattraper mon sérieux.
Stevens se lime un ongle et dit sans me regarder :
— Votre tempérament fougueux vous égare, commissaire. N'oubliez pas que si vous refusez ce marché, nous traiterons ailleurs, nous n’avons que l'embarras du choix et déjà, des contacts sont pris autre part. Si les tentatives avec la France n'aboutissaient pas, nous devrions nous débarrasser de vos petits amis, de Lormont et… de vous-même !
— Ce serait infiniment dommage, soupiré-je, je connais au moins cent quarante-six ravissantes personnes qui ne s'en remettraient pas.
Je réfléchis comme le premier miroir Venu. Là vie est poilante, vous ne pensez pas ?
San-Antonio représentant des documents volés ! San-Antonio voyageur de commerce pour le compte d'un réseau d'espionnage, c'est nouveau, non ?
— Rien ne vous force d'accepter, reprend Stevens d'un ton badin. Si vous dites non, nos hommes auront Vite fait de creuser un trou susceptible de recevoir vos quatre carcasses.
Je me convoque d'extrême urgence pour une conférence de presse. Que doit faire un commissaire des Services spéciaux en pareil cas ? Doit-il rester impassible et attendre qu’on lui éclate le cigare avec une praline fabriquée à la Manufacture française de Saint-Etienne ; ou au contraire accepter la mission et voir venir ? Sans aucun doute, c'est la seconde solution qui se doit de l'emporter, n'est-il point ?
— Et Alors, réponse ? demande brusquement Stevens.
— Yes, monsieur. J'accepte.
Eva et lui se regardent.
— Mais donnez-moi un petit quelque chose à tortorer, supplié-je, je me sens en pleine saponification.
— Je vais vous faire apporter un sandwich, décide Eva. Au bœuf, ça vous va ?
— Ça me va comme une feuille de vigne à Adam, tendre amie. Il serait à la girafe enrhumée ou au flamant rose que je le trouverais délicieux. Alors, comment allons-nous procéder ?
— Je vous reconduis en France avec l'avion. Nous atterrirons sur un terrain privé. On vous bandera les yeux et une voiture vous conduira jusqu'à Paris. Vous verrez vos supérieurs et vous leur montrerez une photocopie des documents afin de leur prouver que nous les avons bel et bien en notre possession.
— Et ensuite ?
— Ensuite vous attendrez qu'ils vous remettent un million de dollars.
— Que ferai-je alors de cet argent de poche ?
— Vous les mettrez dans une valise rouge.
— Pourquoi rouge, vous êtes né sous le signe du Taureau.
— Trêve de balivernes, commissaire. Nanti de cette valise, vous prendrez un bus pour Nice.
— Un bus pour Nice ! Vous savez qu'il y a des services d'avions réguliers et que…
— Faites ce qu’on vous dit ! Comme on vous le dit ! Et songez qu'au moindre coup d'arnaque les plans seront à tout jamais perdus pour la France et que vos amis auront droit à des funérailles express, compris ?
— Compris !
Vous pensez peut-être qu'après cette mystérieuse disparition, en me revoyant, le Vieux va me prendre dans ses bras en sanglotant et m'embrasser sur la bouche ? Eh bien vous vous trompez rudement, les potes !
— Ah vous voilà, vous ! D'où venez-vous ?
Exactement comme on accueille un employé en retard.
— De l'enfer, patron, réponds-je calmement, et le plus moche c'est que je dois y retourner !
Je m'assieds sans y être convié et, patiemment, en triant mes mots comme une ménagère consciencieuse trie ses lentilles pour que son bonhomme ne se disloque pas le damier en dégustant sa saucisse de Toulouse, je lui fais un résumé scrupuleux des événements. Il m'écoute en pâlissant et en caressant sa coupole. Quand j'en ai terminé, il se fait un silence impressionnant.
Puis le Tondu décroche le bigophone et appelle le ministère de la Guerre (in english War department ).
— Je suis anéanti, murmure-t-il, tandis que le standard lui tripatouille le cadran. Cette fois, San-Antonio, nous sautons, vous et moi.
Il obtient enfin sa communication et la discussion s'engage avec les services intéressés. Le Vieux me regarde et me lance en obstruant l'émetteur :
— Ils sont formels : aucun des deux jeux de plans n'a été volé !
— Et ça, fais-je en jetant la photocopie que m'a remise Stevens, c'est du poulet ?
En d'autres circonstances, ce parler déboutonné défriserait le Chauve, mais je pourrais le traiter d'enviandé de frais qu'il n'y prendrait même pas garde.
— J'arrive tout de suite ! fait-il à son interlocuteur.
Il raccroche, ramasse les plans et se dresse.
— Rendez-vous ici dans deux heures, San-Antonio. Je vais essayer de tirer la chose au clair.
— J'espère que le clerc appréciera, ricané-je en m'évacuant.
Deux plombes, ça me laisse le temps d'aller rassurer ma Félicie. C'est fête au village quand elle m'aperçoit. Je lui dis que je suis en mission sur un coup tout ce qu'il y a de peinard et je repars après avoir changé de linge.
Le Vioque a réintégré son burlingue. Il y tourne en rond comme un plantigrade dans sa cage ; on a envie de lui lancer des cacahuètes.
— Alors, monsieur le directeur ? risqué-je.
Accablé, il soupire :
— Les plans n'ont pas été dérobés, mais on les a photographiés, ce qui revient au même. Nos bandits ont agi de la sorte afin que l'alerte ne soit pas donnée tout de suite : ça leur a permis une grande liberté de manœuvre !
— Et qu'a-t-on décidé en haut lieu ?
— De ne pas débloquer la rançon, tranche le Vioque.
J'ai une pensée vibrante pour le pauvre Béru, emmailloté dans ses fils de fer barbelés à des milliers de bornes d'ici.
— Et pourquoi ?
— Il est clair que ces gens vont essayer de faire coup double, murmure le boss. Un cliché photographique fournit autant d'exemplaires qu'on le souhaite. Vous pensez bien qu'ils sont déjà en train de négocier avec d'autres ! J'ai bien peur que tout soit perdu, y compris l'honneur, San-Antonio.
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