— Après, mon enfant ? encouragé-je, du ton d’un confesseur à qui une pénitente dessalée vient faire son rapport sexuel.
— L’arbitre a paru vouloir retourner au vestiaire. J’ai cru qu’il allait redescendre l’escalier.
— Et puis ?
— Et puis non. L’autre l’a rattrapé. Il lui a dit quelques mots. Oh ! ça n’a pas été long… L’arbitre a secoué la tête.
— Pour dire oui ou pour dire non ?
Elle pouffe.
— C’est vrai. Pour dire non. Il a écarté l’homme d’une bourrade et ce dernier est parti…
— Où ?
— Je ne saurais vous le dire. Je l’ai perdu de vue. Vous comprenez, la chose ne m’intéressait pas. Si je l’ai remarquée, c’est uniquement parce que j’avais vu le type en question franchir la barrière…
— Je comprends… Comment était cet homme ?
Elle se recueille, car cette môme est un poème, et déclare :
— Il était assez grand, très brun, et il portait un complet élégant, sombre, avec des rayures blanches…
— Ah ! Ah ! fais-je, à toutes fins utiles.
C’est de la déformation (j’allais écrire « professionnelle », comme si on pouvait appeler mon métier un métier) c’est de la déformation poulardière. Quand on ne pense à rien, et c’est souvent que ça arrive ; quand on n’a rien à dire et qu’on veut dire quelque chose, on fait « Ah ! Ah ! » d’un ton entendu. Ça impressionne les foules et ça assoit votre réputation que la station debout finit par fatiguer.
— Vous voyez qui c’est ? demande-t-elle, prête à accepter le surnaturel.
Elle se croit dans la grotte à la petite Scoubidou, ma cliente. Je fais un compromis (à qui, grand Dieu !) entre ma franchise congénitale et mon standinge.
— Ça se pourrait…, évasivé-je. Quel âge, à peu près, le quidam ?
— Une trentaine. Assez beau garçon.
— L’air étranger ?
— Type méditerranéen, fait-elle doctement. Mais il pourrait néanmoins être Français…
— Pas de signe particulier ?
— Non, aucun.
— Et qu’a fait l’arbitre après cette intervention du gars ?
— Rien, il a regardé l’heure…
— Ça n’a rien de surprenant de la part d’un arbitre, souris-je. C’est tout ?
— Oui, monsieur. Vous pensez que ça peut vous être utile ?
— Je le pense… Je vais vous demander vos nom, prénom et adresse…
Elle prend une pose avantageuse qui met en valeur ses moteurs à réaction. Elle frémit des ramasse-miettes et déclare :
— Geneviève Détail. La Résidence d’Auteuil, 1 ter , rue Chanez.
Elle marque un temps, tortille un chouïa son train d’atterrissage et ajoute :
— Jasmin 06–90.
— Jasmin, c’est printanier, certifié-je en lui coulant mon regard obsédant 88 bis , celui qui sert de publicité aux frères Lissac.
Comme nous sommes seulâbres, je me risque :
— Si votre déclaration s’avère importante dans la suite de l’enquête, je vous convoquerai à mon bureau. Sinon je vous convoquerai dans un salon de thé.
Culotté, le mec, hein ? Mais avec les bergères, c’est commak qu’il faut s’y prendre. Y a pas de place pour les timides dans leur cœur et encore moins dans leur dodo. J’attends la réaction. Ça peut être une tarte, ça peut être aussi un accusé de réception avec avis favorable.
Ce n’est pas une tarte.
— Je suis chez moi tous les matins, prévient la douce enfant…
— Merci… Ça peut servir.
Elle se lève et je la raccompagne jusqu’à la lourde.
À ce moment précis, le guidon de course en forme de moustaches de brigadier 1904 radine et me déclare d’une traite :
— Y a un drôle de chaud-fourré dehors à cause de vot’ collègue.
Je me précipite.
Le gars Béru est sur le terrain. Des énergumènes déguisés en spectateurs lui filent une rouste mémorable à coups de savate dans les côtes.
Ils le traitent d’assassin. Nouvelle intervention du vaillant commissaire San-Antonio, toujours présent sur le chemin de la gloire et de l’honneur.
Un joufflu qui a du strabisme convergent m’explique :
— C’est sûrement l’assassin. Il cherchait à se tirer sous un déguisement de joueur. Je l’ai interpellé. Il m’a dit que j’avais une figure faite pour obstruer une cuvette de ouatère… Vous vous rendez compte ?
Moi, oui. Mais le Gravos, lui, ne se rend plus compte de rien. À force de dérouiller des gnons depuis le début de l’après-midi, il est complètement groggy. Il a le regard pensif d’un zig qui vient de trouver de la mort aux rats dans son café et qui se demande si sa bonne femme l’aime vraiment autant qu’elle le prétend.
Il est bleu-des-mers-du-Sud avec des reflets moirés, des plaques jaunes et des protubérances rubescentes. Dans son maillot rose en lambeaux, on dirait un leader du Giro accidenté.
— À boire ! gémit-il.
Une âme charitable lui cloque un flask de cognac. Il l’écluse sans respirer, puis il bredouille :
— J’sais pas ce que j’ai fait au Bon Dieu aujourd’hui…
Il me fait pitié, Béru. Ça a beau être de la chair à pâté, son dénuement porte à l’âme.
La môme rousse profite de la cohue pour se frotter à moi, histoire de se rendre compte si je suis inflammable ou ignifugé.
C’est bibi qui devient de la chair appâtée. Tandis que l’arbitre, lui, si vous voulez bien me permettre ce macabre calembour [4] Si vous ne me le permettez pas, je vous exprime mon mépris par toutes les voies possibles, y compris les voies urinaires.
c’est de la chair à Pater.
— Comment que je vais retourner en ville ? gémit le Mahousse.
— En agent ? suggéré-je, vu que c’est un déguisement accessible et qu’il n’a pas encore été utilisé.
Il se méprend, because ma liaison.
— Comment veux-tu que je rentre en nageant, je ne sais pas nager !
Je donne des instructions au brigadier déguisé en moustaches de guidon de course 1904 pour qu’il refringue une fois encore l’Énorme. Puis je retourne à l’audition des autres témoins.
CHAPITRE VI
Dans lequel, avec urbanité,
je m’occupe d’urbanisme
Le second témoin occupe une position très précise sur l’échelle sociale. Il se situe entre l’échelon des chefs de bureau et celui des anciens sous-directeurs de banque.
C’est un monsieur qui frise la soixantaine avec des bigoudis de caoutchouc chipés à sa femme. En découvrant sa face blême, ses yeux mités, son front bas de plafond, ses joues caves, son air abscons (comme la lune), ses lunettes convexes, sa mine vexée, sa poitrine concave et sa mise décavée, on sent que c’est l’homme qui a beaucoup subi et qui a énormément fait subir. L’intermédiaire hiérarchique. Il a reçu tellement de coups de pied occultes de ses supérieurs qu’il peut s’asseoir sur une planche à clous. Et il en a tellement donné à ses inférieurs qu’il est obligé de marcher avec une canne.
Il porte des décorations mystérieuses, pareilles à de la ficelle à gâteaux, qui lui vont bien au teint, et un col en Celluloïd autour duquel une cravate gris-sale-rayée-noir-propre s’est installée pour toujours.
Il a un chapeau, la manière de s’en servir et des gestes conçus pour saluer. Il le fait. Je réponds d’un hochement de tête et lui demande ce qu’il a à me révéler.
Franchement, je préférais le précédent témoin.
— Je m’appelle Gaétan de Bravocadaut-Rissin, annonce-t-il.
Je lui certifie qu’il n’a pas à s’excuser, et, noblement, il poursuit :
— Ayant été convié par un ancien collègue à moi qui me seconda naguère lorsque j’étais chef comptable au comptoir franco-turc Ismet Tounu…
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