Pourquoi est-ce à ce petit vieux que je songe en ce morne dimanche d’avant-printemps ?
À lui, oui, avec ses yeux éperdus, sa moustache blanche lamentable, ses joues livides…
À lui, tout seul, tout mort dans cette voiture…
120 !
C’est là.
Je range ma tire en bordure du parc Monceau ; je traverse le boulevard et je vais rôdailler devant le magasin dont le rideau de fer est baissé.
Après une courte hésitation j’entre dans l’allée la plus proche… Une loge de concierge d’où s’échappent des odeurs de mangeaille comme de toutes les loges de concierge.
Je frappe à la vitre. Une grosse bonne femme qui ressemble à Fréhel lève son mufle de sur un bol de vin sucré.
— C’qu’ v’lez ? questionne-t-elle.
Après quoi elle reprend sa respiration. Il est probable que cette brève question constituera l’exercice physique de sa journée.
— L’appartement de M. Balmin.
Elle lève sur ma personne un regard lourd comme un drapeau mouillé.
— L’est mortibus, dit-elle irrévérencieusement.
— Je sais, mais ça n’empêche pas qu’il a habité ici ?
Elle plonge sa face bouffie dans le bol, la relève et je constate que le récipient est vide. Chapeau bas ! comme descente, elle vaut les pistes de Chamonix et du Revard réunies.
Elle prend son appel d’air.
— Troisième à gauche, dit-elle comme un pneu qui se dégonfle.
C’est fou ce que certains renseignements apparemment anodins nécessitent comme efforts.
— Merci ! fais-je. Et à votre santé…
Je grimpe l’escalier. Trois étages, c’est une ascension ! Je stoppe devant la porte de gauche et j’appuie sur le bouton de cuivre de la sonnette.
J’agis au petit bonheur, ignorant s’il y a quelqu’un dans l’appartement. Balmin étant célibataire, il se pourrait qu’il n’y eût personne.
Un bruit de pas vient me prouver le contraire. La porte s’ouvre et un petit pédé aux boucles blondes se tient devant moi.
Il peut avoir vingt-cinq ans, peut-être plus, peut-être moins. Le genre tubard… Il est de taille moyenne, mince et flexible ; il y a des traces de poudre sur ses joues, poudre ocre bien entendu, des traces de rouge à ses lèvres. Mais aujourd’hui, jour de deuil, il ne s’est pas fait de beauté. Il a ces yeux de gazelle, doux, humides et inhumains de tous ses semblables… Ses mains sont effilées et frémissantes.
Sa voix est rauque comme la voix de Marlène Dietrich… Il bat des cils en parlant.
— Monsieur ?…
— Bonjour, fais-je. Je suis bien ici chez M. Balmin ?
— Oui…
— Police…
Il a un petit geste effarouché.
— Mon Dieu !
— Vous êtes un parent de M. Balmin ?
Il secoue sa tête bouclée.
— Non, dit-elle, je suis un ami…
Il faut de tout pour faire un monde, d’après Félicie. Ça, je l’admets volontiers… Pour que l’univers continue de tourner rond, il doit y avoir des flics, des p…… des braves gens, des cousins Hector, des vieux antiquaires et des poupées comme celle-ci, n’empêche que j’ai une sainte horreur des messieurs-dames. Une horreur physique…
— Un ami ou sa femme ? je questionne à brûle-pourpoint.
Nouveau petit geste effarouché de la gonzesse.
Mais les fiottes aiment qu’on les secoue un peu.
— Oh ! Monsieur l’inspecteur ! minaude-t-il.
— Commissaire, je rectifie… Je suis mégalomane à mes heures…
Ces quelques phrases ont été échangées sur le paillasson. Je pousse le gamin et j’entre dans un confortable appartement.
— On peut bavarder, oui ?… je demande.
— Bien sûr, entrez !
Il me guide à un petit salon meublé en pur Louis quelque chose. Je prends place dans un fauteuil aux pieds tellement fragiles que je doute qu’il résiste à mes cent quatre-vingts livres. L’autre endofé se vautre dans une bergère où il se met à jouer les Juliette Récamier.
Il a une chemise saumon fumé, un pantalon violet, un foulard de soie jaune… Curieuse façon de porter le deuil…
— Quel est votre blaze ? je questionne.
— Mon quoi ?
— Votre nom ?
— Ah ! Oh ! que c’est drôle ! Comment avez-vous dit ? Blaze ? C’est chou tout plein…
Mon regard furibond calme sa frénésie.
— Je m’appelle Jo, dit-il.
— Très joli dans l’intimité, apprécié-je… Mais le secrétaire de police qui vous a établi votre carte d’identité s’est-il contenté de ça ?
Il minaude.
— Vous êtes un humoriste, monsieur le commissaire.
— Voilà vingt ans qu’on me le dit. Alors, cette identité ?
— Je m’appelle Jo Denis…
— Âge ?
— Trente-trois ans ! Mais ne le dites pas… N’est-ce pas qu’on me donne moins ?
Moi, je lui donnerais bien une tarte sur la pomme, histoire de me soulager les nerfs.
— Alors, comme ça, il était de la pédale, le vieux ? fais-je, autant pour moi que pour lui.
J’essaie de retrouver son allure, au Balmin… Après tout, il faisait assez vieille tante.
L’autre ne répond pas à cette demi-question.
— Ça fait combien de temps que vous étiez ensemble ?
— Quatre ans, soupire-t-il.
— C’est vous qui héritez ?
— Je ne sais pas…
Mais au petit pétillement de son regard, je comprends qu’il sait parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet. Pas folle, la guêpe ! Il devait lui faire faire son testament au vieux, tout en lui illustrant le Kamasoutra …
— Il était cardiaque ?
— Oui… Une lésion au cœur…
— Ses affaires marchaient bien ?
— Je crois… Il est installé ici depuis très longtemps, il a sa clientèle…
— D’accord… Mettons qu’il l’avait… Qu’on le veuille ou non, nous devons parler de lui à l’imparfait, n’est-ce pas ?
— Hélas ! soupire-t-il.
— Du chagrin ?
— Beaucoup…
— Ça se tassera, vous trouverez un honnête homme pour refaire votre vie, je ricane… Un veuf sans enfants… Ou même avec enfants, ça ne gâte rien… Je suis certain que vous feriez une bonne mère de famille.
Il ne bronche pas.
— Vous travailliez avec Balmin ?
— Comment ça ?
— Enfin, je veux dire dans son magasin ?
— Rarement… En période de fêtes, lorsqu’il avait beaucoup de travail…
— T’es le gars des heures de pointe, rigolé-je…
Que voulez-vous, une essence de nave pareille, je peux pas me retenir de la tutoyer.
Le biglant soudainement entre les châsses, je demande :
— Tu connais Jean Parieux ?
Il secoue la tête…
— Qui ?
— Jean Parieux : le revendeur en compagnie de qui se trouvait ton vieux lorsqu’il est canné ?
— Non, assure le tournedos Rossini.
— Un grand avec un manteau de cuir.
— Non…
Il a l’air aussi franc qu’une douzaine de tigres. Je n’insiste pas.
— Bon… Tu es au courant des pièces anciennes achetées hier ?
— Pas du tout…
— Eh bien ! mon gars, il ne me reste plus qu’à te souhaiter le bonsoir… Il n’a pas de famille, Balmin ? Enfin, pas d’autre famille que la grande ?
— La grande quoi ?
— La grande famille, naïf !
— Non, il n’a personne…
— Tu vas te régaler avec les antiquités, mon petit Jojo…
Il réprime un sourire de contentement.
— À un de ces jours, petit homme !
Il me tend la pogne, mais ça m’écœurerait de serrer cette espèce de limace à cinq branches…
Je gagne la porte et je descends l’escalier. Je repasse devant la loge du sosie de Fréhel ; je traverse le boulevard, je monte dans mon bahut, je démarre et, juste comme je tourne le coin du carrefour, je m’aperçois que j’ai oublié mes gants chez Balmin.
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