D’ailleurs pour un zig qu’écrit, tout le monde est à lui. Tous ceux qu’il convoite. Ecrire te permet de posséder tout ce dont tu as envie, y compris les gonzesses qui te snobent, se croient ou se veulent inaccessibles ; tu peux les annexer à ta guise, en faire ce que bon te semble, les avilir même, pour peu que tu soyes sadique sur les bords. Et ce, sans qu’elles y puissent rien, sans seulement qu’elles s’en doutent ou qu’elles émettent une plainte. Le nombre de souris avec lesquelles j’aurai pris mon pied sans qu’elles le sachent !
Le bourbon (pauvre Louis XVI ; tu te rends compte : à trente-neuf ans, ce con !) me chauffe la coiffe et le guignol. Me plonge dans quelque chose de ouaté. C’est pas de la joie, comment serais-je joyeux en sachant mon Béru clamsé ? Comment pourrais-je le rêtre un jour ? Non, ce qui me conforte dérive directo de l’esprit de conservation. Mon corps subit l’euphorie d’avoir été préservé. Je vais continuer encore un temps. J’ai un sursis. Un sursis et de la gnole, crois-moi, c’est bon à prendre, n’importe les chagrins.
Il tient la bonbonne comme un chameau, l’ami Perruchieri, car on en est au second flacon de Quatre-Roses. Il reprend, sans savonner le moins du monde de la menteuse :
— Le plus cocasse, veux-tu que je te dise, Saint-Antoine ? C’est que mon collègue qui s’occupait de Spontinini au Canada, est mort de sa bonne mort dans l’avion. Crise cardiaque ! Ça nous guette tous. Si on pensait à la fragilité de notre cœur on n’oserait plus s’en servir.
Il rigole.
— Il est des cas où il se montre à la hauteur pour ce qui est d’encaisser le choc, rectifié-je en me massant le placard.
— Certes, admet Johnny, mais qui te dit que tu ne viens pas de diminuer ta vie d’ x années ?
— Personne ne me le dit, personne ne peut me le dire, le destin c’est pas avant, mais toujours après, mon pote.
Hautement philosophique. Il en convient, Perruchieri. Les choses de la vie, lui, il creuse pas trop. Fait pousser le gazon de l’indifférence par-dessus. Sinon, assure-t-il, tu creuses des gouffres pour te foutre la gueule dedans. Et on ne peut lui donner tort. Trop réfléchir revient à s’affaiblir car ça t’amène que des constats d’impuissance. L’homme, il se justifie en pensant, alors qu’il ferait mieux de le faire en ne pensant pas. Une vache, ça quoi ? Ça bouffe, ça chie, ça fait des veaux et donne du lait. Un point, that’s all ! Ah ! si : ça rumine. Mais pas des souvenirs, pas des pensées, pas des projets : de l’herbe ! Ce qui revient à dire qu’elle bouffe deux fois au lieu de réfléchir. On devrait prendre exemple, les hommes. Ruminer autre chose que nos rancœurs, que notre condition. S’expliquer au plan de l’organique, quoi ! Comme faisait mon cher Béru de son vivant.
— Dis voir, Johnny, si c’est pas trop indiscret, en quoi intéresse-t-il la C.I.A., ce sale croquant de Spontinini ? Je le croyais retiré des affaires, non ?
L’autre hausse les épaules.
— Un type comme lui ne se retire pas. Votre Louis XIV, malgré son grand âge, est-ce qu’il s’est retiré des affaires ? Et les vieux pédégés soi-disant frappés par la limite d’âge, ces fondateurs d’empires, tu crois qu’ils passent vraiment la main ? Que tchi, l’ami. Même gâteux, ils continuent.
— Et alors, Spontinini ?
— On ne sait pas ce qu’il traficote, toujours est-il qu’il y a quelques mois, il a hébergé chez lui, dans sa propriété du Québec, le docteur Funchmeiner. Or, nos services s’intéressaient à Funchmeiner.
— Qui c’est, ce gazier ?
— Un Allemand expatrié. Il a travaillé longtemps dans les laboratoires secrets américains. Et puis un beau jour, il s’est fait la malle en emportant les deux prototypes d’une arme assez extraordinaire.
Je bondis :
— Des revolvers anéantisseurs ?
Alors là, changement à vue de mon sauveur. Foin de Four Roses , de sourires, de copinages. Tu le croirais sculpté dans le granit, comme ces statues des présidents ricains taillés dans la montagne, ces cons. Si pas sérieux, s’abstenir.
Sa voix fait songer à un bruit de métal heurtant du métal. Elle est froide comme une épouse de pasteur mormon (mon quoi ? je te le dirai plus tard !) :
— Comment sais-tu cela, Saint-Antoine ?
A quoi bon tergir le verset ? Après tout, je n’ai pas consigne de silence. Le Vieux m’a dit de continuer l’enquête sur Spontinini, il ne m’a point défendu de rencarder un ami de la C.I.A. Si je lui dois pas ça, à Johnny, alors merde ! La reconnaissance ça existe, même chez les invertébrés comme l’humain. Même au sein de ce monde trouble des polices plus ou moins occultes.
Fort de cette certitude radieuse, je lui raconte tout, à Machin. Depuis le début. Ma baise avec la Marika, sur le palier du petit hôtel et sous les yeux excommunicateurs de la religieuse néerlandaise ; et ce qui s’en est suivi : les démêlés (de rugby) avec la police vénitienne, notre évasion, nous en curetons, la visite chez Fornicato, ma découverte des deux armes, la manière dont je vins à en utiliser une et les résultats stupéfiants obtenus.
— Tonnerre ! s’exclame Johnny Perruchieri, mais tu as fait tout le boulot, fils. Si je parviens à mettre la main sur le deuxième revolver, mon avancement est une chose acquise !
Moi, je ne demande que cela. Je le voudrais big boss de la C.I.A., mon camarade, Président des U.S.A., voire même. Plus sa destinée sera belle et rayonnante, plus je mouillerai de contentement. Il est mon frangin, comprends-tu ?
— Eh bien, lui dis-je, ne perdons pas de temps et allons la chercher avant que Spontinini n’embarque le coffre et se réfugie je ne sais où.
— Une descente au palais ? Dis, on risque de recevoir de l’huile bouillante sur la figure, Saint-Antoine !
— Y a peut-être un moyen. Y en a fatalement un. Y a toujours un moyen. Impossible n’est pas français, disons-nous dans l’hexagone où l’on réussit tout sauf le possible. Le possible, c’est pas notre turf, non, nous autres, y a que l’impossible qui nous intéresse.
Il ricane :
— Si tu t’imagines que c’est pas partout pareil. Bon, cela dit, tu as une idée ?
— J’en ai même plusieurs.
* * *
Moi, j’ai horreur de m’asseoir sur un bidet. Je trouve que ça fait gonzesse. Alors je préfère m’installer sur le coin de la baignoire, là que ça constitue une sorte de méplat.
Je n’ai pas lourdé complètement afin de pouvoir suivre la converse.
Il est déjà là, preuve que l’ascenseur n’a pas chômé en cours de route ni joué les omnibus. Je l’entends toquer. Johnny ouvre. Il y a un brin de silence pendant que les deux hommes se regardent, prennent mutuellement conscience d’eux-mêmes.
— Entrez ! fait Perruchieri.
Et il referme, mais une oreille comme la mienne, san-antoniaise à ne plus en pouvoir, perçoit le léger bruit de la clé dans la serrure. Pas pomme, mon collègue. Il se méfie des fugueurs. Un doigté fou, il possède. La manière qu’il bouclarde sa piaule sans que l’autre truffe de Fornicato en ait conscience, est un chef-d’œuvre du genre. Il a dû apprendre la manipulation avec le chevalier Majax, l’amigo.
— Qui êtes-vous ? demande Fornicato.
— Un agent américain.
L’autre doit en morfler plein le placard. Tout ce qu’il trouve à objecter c’est :
— Vous parlez rudement bien l’italien pour un Américain.
— Je vous rappelle que mon nom est Perruchieri. Grand-père vendait de l’huile d’olive, des pâtes et du salami dans les faubourgs de Chicago. Toutes les trempes qu’il m’a flanquées, il me les a flanquées en napolitain.
— Vous êtes agent de quoi, signore Perruchieri ?
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