Cette fois je me dis que je suis réellement sauvé. L’odeur de la ville m’exalte. Une sorte d’ivresse s’empare de moi. J’ai envie de chanter.
– Ça n’a pas été trop long ? demande Mme de la Lune.
Chère exquise femme ! Si suave, si aimable, si simple.
J’enjambe le bord de la gondole et viens me lover à ses pieds comme un lévrier médiéval devant les marches d’un trône occupé par une belle reine à tresses blondes.
Je baise la main qui m’est tendue.
— Chère marquise, soupiré-je, j’ignore comme il se fait que vous soyez là, mais je vous remercie d’y être.
— L’amour d’homme ! glousse la dame.
Notre noire embarcation repart dans le brassement soyeux de la rame.
— J’ai eu très peur pour vous, reprend-elle, et je devine à votre mise et à votre expression que vous venez de vivre quelque chose de peu ordinaire, cher Antoine. Me trompé-je ?
— Vous ne vous trompez pas. Mais comment se fait-il ?…
Elle fait tourniquer son ombrelle comme la grande roue d’une loterie foraine. Le soleil se joue par les trous de la dentelle. C’est gracieux. J’aime les vieilles dames qui ont gardé les grâces de la jeunesse. Leur élégance me comble d’une joie très intense.
— Il se fait, mon ami, que nous autres, vieilleries point trop sottes, avons plus de flair qu’un policier de génie. Votre histoire de rendez-vous ne me disait rien qui vaille. L’instinct ! Sans notre instinct nous serions restées des esclaves, les femmes. Bref, j’ai prétendu que j’allais visiter un palais, en réalité je vous ai suivi. Fort adroitement, je dois préciser puisque vous ne vous en êtes pas aperçu, non plus d’ailleurs que le sieur Qualebellacoda, lequel vous guettait depuis le petit café faisant face à celui où vous lui aviez donné rendez-vous.
Je me trouve coi en apprenant la chose.
— Chère, chère marquise, ne puis-je que balbutier.
Ça ressemble à une action de grâces. C’est une prière de reconnaissance éperdue.
— Chère, chère marquise…
Elle sourit. Son ombrelle pirouette à gauche, pirouette à droite. La gondole oblique dans une voie plus large. Des linges sèchent aux fenêtres à croisillons. Un soir infiniment doux commence à descendre sur la ville. L’instant est enchanteur, miraculeux.
— Et alors ? insisté-je.
— Alors, petit flic adorable, j’ai assisté à votre « arrestation ». J’ai d’abord vu Qualebellacoda vous désigner aux deux hommes qui l’escortaient. Ceux-ci ont traversé la calle et sont allés à votre table. L’un d’eux vous a montré une carte. « La police ! me suis-je dit. Cela va s’arranger ». Toutefois, j’ai eu la bonne idée de continuer à vous suivre. Fort heureusement, votre canot prit des voies étroites qui l’obligèrent d’aller lentement. Je courus de trottoirs en ponts pour garder le contact. Vous passâtes alors devant une station de canots-taxis et j’en frétai un en lui ordonnant de vous filer. Ainsi, je vous vis embarquer dans ce vieil immeuble qui n’avait rien d’administratif, et je compris alors, bel Antoine, que cette soi-disant arrestation était en réalité un kidnapping. Vous jugez de ma perplexité ? Que devais-je faire ? Prévenir la police ? N’était-ce pas agir de manière un peu trop inconsidérée et risquer de vous faire perdre le bénéfice de votre expérience ? Par ailleurs, l’on risquait de vous mettre à mal et je ne pouvais tolérer cela. Après mûres réflexions, j’optai pour un biais qui devait porter ses fruits, la preuve en est : intervenir directement sur l’Organisation.
— Mais comment ? me récrié-je (car je me suis déjà écrié quelques paragraphes plus avant).
— Comment ? Voyons, mon commissaire, il me restait un atout dans ma manche : le signor Rafaello Qualebellacoda. Puisque les gens qui vous appréhendaient n’étaient pas des policiers, ils appartenaient à l’Organisation. Si le signor avait partie liée avec eux, c’est donc que lui aussi faisait partie de la Couillognum’s . Au reste, tout dans son comportement le prouve. Cet homme n’a jamais été contaminé !
— Mais bien sûr, m’exclamé-je (car je ne peux pas passer mon temps à me récrier), s’il l’avait été un jour, il n’aurait pu être guéri, car j’ai appris de source sûre que le remède n’existe pas. Je vous raconterai mon histoire dès que vous aurez terminé la vôtre, marquise.
— J’y compte, et j’achève, déclare ma « sauveuse ». Qualebellacoda a prétendu qu’on l’avait rendu impuissant pour deux raisons au moins, la première afin de ne plus être de corvée d’épouse, la seconde pour s’innocenter à l’avance au cas où on l’aurait soupçonné . Enfin, je vois ça comme ça avec mes pauvres yeux de presbyte. Bref, je me suis mise en rapport avec lui. Fort heureusement, il était rentré à l’hôtel tout de suite après votre enlèvement et j’ai eu la chance de le joindre téléphoniquement. Je ne parle pas l’italien, ni lui le français, mais sa secrétaire, une fois de plus, a servi d’interprète, car cette aimable fille est à usages multiples.
— Que lui avez-vous dit ?
— Très exactement ceci : « je sais tout de vous. Votre rôle dans l’Organisation. Votre bluff au sujet de votre impuissance. La façon dont vous avez fait enlever mon abbé de fils. Je sais aussi qu’on l’a conduit au numéro 84 de la Calle Vissi. J’ai informé le Z.O.B. de Paris de ce qui se passait. L’on me charge de vous prévenir que si d’ici une heure San-Antonio n’est pas remis en liberté, la riposte sera foudroyante. Par contre, s’il est sain et sauf, le Z.O.B. saura fermer les yeux. J’ajoute, à titre privé, que, pour ma part, j’aurai une conversation avec la signora Qualebellacoda avant la fin du jour si je n’ai pas récupéré mon fils. » Là-dessus, j’ai raccroché. Ensuite je me suis acheté cette ombrelle, j’ai pris une gondole et suis venue vous attendre avec confiance. Car je suis un être de confiance, mon bon. Je crois en ce que j’espère. Voyez-vous, je me suis dit que, de tous les arguments dont je venais d’user, le dernier était le plus fort. Je connais si totalement les hommes ! Le signor est peut-être l’une des têtes de cette Organisation, mais dans le privé, ça reste un pauvre diable de mari affolé par sa mégère. Ils épousent des fées qui deviennent des ogresses. Caïds ou pas, ils sont prisonniers de leurs bonnes femmes. La terreur s’installe en eux, progressivement. Les vieux époux, San-Antonio, sont tous des hommes traqués. Et un homme traqué, c’est facile à manipuler. Ah, que j’aime leur ouvrir ma porte pour abriter leurs péchés et soigner leurs petits vices de secours. Ils ont tellement besoin de se « stupréfier », si vous saviez. Ils s’efforcent à l’infamie pour se guérir de leur honte lancinante, les chers cocus. Ils viennent agiter leurs pauvres sexes chez moi, histoire de s’arracher à l’ankylose du mariage. Mais, c’est sans espoir, il ne sort rien d’un sexe, sinon un homme de temps en temps, et tout est à continuer…
Elle se tait. L’ombrelle met une ombre délicate sur son visage fardé.
— Au fait, où souhaitez-vous aller, mon petit ?
– À la police, madame.
DEUXIÈME
PÉRIODE FRANÇAISE
T comme textuel

Le Vieux n’a plus les mêmes gestes « qu’avant ».
Ses attitudes se sont modifiées. Ainsi, voyez-vous, c’est la première fois que je le vois avachi sur son bureau, les coudes largement écartés, la tête lourde entre ses épaules infléchies. Sur le sous-main, ses doigts remuent faiblement comme des pattes de crabe à l’agonie.
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